100 km de Millau

Il fallait voir ce que ça donnait de l'intérieur. Christian, mon cher et tendre court loin, très loin. J'ai vécu une partie de ses courses comme assistante logistique, voire psychologique. Désormais, il fallait que je voie ce que ça fait en vrai.

Je voulais connaître les distances. Il paraît qu'aujourd'hui, on ne connaît plus la signification des bornes kilométriques ? Il paraît que vous êtes un coureur d'ultra si vous savez effectivement ce que sont 100 kilomètres ? Samedi 26 Septembre 2010, je pris le départ des 100 kilomètres de Millau, pour savoir, pour découvrir nombre d'unités de longueur.

1,7 mm

- Tu vois, Valérie, me dit-il en écartant légèrement son pouce et son index en pince. Ça, c'est à peu près 1,7 mm. Si tu mesurais 1,7 mm et que tu allais jusqu'à l'immeuble là-bas ? Ce serait une belle trotte pour un personnage d'1,7 mm. Surtout que tu avancerais à cette vitesse, ajouta-t-il en remuant très légèrement sa main.
C'était la veille de la course, au dîner. Effectivement, l'immeuble était à environ 100 m de nous.

5 km

Profil et prépa
Le profil du parcours et mes petites pastilles de progression. Les pastilles roses ont été ajoutées ensuite : elles indiquent mes passages réels.

Mon plan de course était simple. Il partait du postulat suivant : "Pour arriver au plus tôt, il faut toujours avancer" et se concrétisait ainsi : je courrais toujours, sauf durant cinq minutes après chaque ravitaillement, pendant lesquelles je marcherais. A cela s'ajoutaient les grandes côtes de la deuxième boucle du parcours, dans lesquelles je marcherais également. Christian devait donc se fournir aux ravitaillements et me proposer nourritures et boissons pendant ces moments de marche.

Les postes de ravitaillement étaient espacés de trois à sept kilomètres. J'étais donc préparée à marcher "environ tous les cinq kilomètres". Au début, c'était simple. Au premier ravitaillement, je n'avais pas encore rejoint Christian, il y avait du monde, je continuai en courant et décidai de marcher plutôt après avoir récupéré mon cycliste. Les ravitaillements suivants s'égrenèrent facilement. Je marchais avec rigueur, par souci d'économie, mais sans en ressentir le besoin.

Mais les cinq kilomètres flottants me firent souffrir mentalement quand la journée avança. Je devins pointilleuse sur les distances. Je demandai à Christian :
- A quand le prochain ravitaillement ?
- Au kilomètre 56
Nous avançâmes quelques minutes.
- Mais où est-il ?
- Il doit être plutôt au kilomètre 57.
J'étais furieuse. C'est que le panneau du kilomètre 55 était dépassé depuis longtemps, que je me languissais de ma pause marche et un kilomètre de plus avant cette petite récompense, c'était trop ! Christian ne fit plus l'erreur de sous-estimer la distance jusqu'au prochain ravitaillement.

Le cinq kilomètres flottant était mon mètre-étalon, la distance nécessaire pour avoir le droit à la récompense du repos relatif.

21,1 km

A midi, dans les gorges du Tarn, j'étais une coureuse épanouie et fière du chemin parcouru. J'avais couru mon premier semi-marathon en Mars 2009, un an et demi auparavant. J'avais réussi à boucler la distance en 2h24. Il m'avait fallu exactement la même durée, ici à Millau, dix-huit mois plus tard, pour effectuer la même distance. Mais j'étais fraîche, je discutais, je souriais, je profitais du paysage. Je savourais la distance parcourue depuis mes premiers entraînements.

Km 30
Au trentième kilomètre, je pensais à Serge Cottereau. Interviewé par le Midi Libre, il avait dit qu'il encouragerait les coureurs, dans son village, au trente-septième kilomètre. Je voulais lui dire merci. Je ne l'ai pas vu.

43 km

Le parcours des 100 km de Millau est simple : les coureurs se dirigent le long du Tarn pendant vingt-et-un kilomètres. Au Rozier, ils traversent la rivière et reviennent par la petite départementale de la rive gauche. Ils rejoignent Millau en bouclant ainsi la distance du marathon. Certains coureurs d'ailleurs choisissent de ne courir que ce marathon. Les concurrents rejoignent alors la salle des fêtes de Millau, centre névralgique de la course, puis retraversent Millau et quittent la ville vers le sud-est, en direction de Saint-Affrique. Une fois Saint-Affrique atteint, il reste à revenir à Millau par le même chemin.

Lorsque j'arrivai à Millau au terme de mon marathon, après un peu moins de cinq heures de course, mes muscles étaient souples et solides. Mais ma gorge se nouait. Je finissais mon marathon, dans un temps plus que raisonnable. Et je m'apprêtais à repartir. Je me sentais entrer dans le Grand Inconnu. Il y avait devant moi un tunnel de 58 km, sombre, sans éclairage. S'il n'avait pas de bifurcation et que j'étais assurée que l'issue existait, je ne voyais absolument pas à quoi le parcours allait ressembler. Comment serai-je ? Comment le vivrai-je ? Le nœud dans ma gorge grossissait.

J'étais totalement seule. Christian avait pensé qu'il ne pourrait pas m'accompagner dans la salle des fêtes de Millau, il m'avait laissée au milieu de la ville, attendant mon passage dans le sens inverse. C'était beaucoup trop loin du demi-tour. L'inconnu me happait et je me sentais entraînée vers une aventure pour laquelle je ne savais pas du tout si je pourrais être à la hauteur.

Je présentai mon dossard au pointage de la salle des fêtes. Je perçus le panneau "abandons" comme une étrangeté, je repartis et mis bien longtemps à rejoindre Christian. En quittant Millau, j'avais dépassé les 43 kilomètres. Je n'y pensais plus. Je devais aller à Saint-Affrique.

200 m

Profil et prépa
Le profil du parcours et mes petites pastilles de progression. Les pastilles roses ont été ajoutées ensuite : elles indiquent mes passages réels. Au cinquantième kilomètre, nous passions dans une faille spatio-temporelle... Concentré sur la photo officielle, Christian ne regarda pas sa montre.

Dans l'inconnu, j'arrêtai de regarder ma montre. Je ne sus plus l'heure. Je continuerais à courir entre les postes de ravitaillement, je marcherais cinq minutes après chacun d'eux, et même, je marcherais dans les longues côtes. J'attendais donc impatiemment la première longue côte, celle du viaduc de Millau.

Pour l'heure, la route descendait. Je n'aimais pas cela. Je n'avais pas prévu cette côte pour le retour. Et la montée, mon ticket pour la marche, ça n'arrivait pas.

200 m de dénivelée. J'ai fait de la randonnée, je savais ce que ça représentait. Ce samedi, ça représentait surtout, enfin ! une longue pause hors course. Mais je découvrais que cela représentait aussi des places et des places, celles que tous les coureurs plus frais me prenaient en me doublant. 200 m - vivement le haut que je vous double, je suis bonne descendeuse.

750 m

Enfin, un panneau touristique indiqua l'aire d'information sur le viaduc de Millau à 1200 m. Dans un kilomètre, j'y étais. Nous pouvons nous permettre cette approximation, n'est-ce pas ?

Le viaduc domine la route. Ses dimensions sont hors de nos simples outils de mesure. Où est-il exactement ? Le panneau indique 1200 m. A vue d'œil, ce n'est pas loin. Ses dimensions ne changent guère, il est là, tout près.

Je marchais, m'apprêtant à reprendre la course sous peu. Enfin un second panneau ! Je reconnus les images avant de déchiffrer la distance. Sans doute 250 m. Il fallait être raisonnable, le panneau précédent indiquait un peu plus d'un kilomètre, je le reconnaissais. Celui-ci, cela devint clair, indiquait 750 m. Quoi ? Même pas la moitié du parcours effectué ? Maudit panneau !

Au retour, je passerais le viaduc avec aisance. Au retour, j'évaluerais les distances. Au retour, les panneaux étaient situés aux mêmes distances et me piégèrent de la même manière. En un peu plus douloureux.

Km 50
Au cinquantième kilomètre, je pensais doubler les concurrents qui avaient couru dans la montée au viaduc. Mais j'avançais à leur vitesse, pas plus.

60 km

Il existe un moment où l'on songe aux premiers. Au marathon de Paris, je me souviens avoir vu l'arrivée de champions sur un écran géant, alors que je n'étais pas à mi-course. A Millau, le parcours en aller-retour permet même de croiser les meilleurs. Avant de croiser les champions que je connaissais, compagnons de compétition de Christian ou même voisin (on a tous besoin d'un cent bornard dans sa rue - le nôtre, Mouss, fut le Valdoisien le plus rapide lors de sa précédente participation), avant de croiser nos connaissances, donc, j'attendais le premier. 55 km. L'avais-je donc loupé ? Était-ce ce coureur ? Il n'avait pas de dossard, courait seul. Je m'impatientais franchement quand enfin nous croisâmes la voiture chronomètre. Il me parut encore bien loin derrière. Mais surtout tout jeunot.

Ce qui me frappa le plus fut tout de même ma performance : par quel prodige avais-je réussi à franchir 60 km avant de le croiser ? Le niveau en tête était un peu faible cette année ? L'écart était d'ailleurs important entre le premier et les suivants.

55 km

J'avais parcouru plus de 55 km comme cela. Plus d'un marathon avec des décharges électriques dans la voute plantaire. Il m'apparut qu'il fallait agir. Visiblement, le mépris fonctionne 50 km et ensuite, on cherche une solution. J'avais chaussé mes chaussures d'entraînement du midi, celles que je mets pour faire quelques tours au parc avec les collègues. Et en plus, même pas la marque sponsorisant les 100 km de Millau. Au kilomètre 65, au ravitaillement de Tiergues, je changeai de chaussures et acceptait ainsi l'aide du sponsor.

La sensation fut merveilleuse, exactement celle d'entrer dans les chaussons bien frais. La douleur persista. Mais elle ne s'aggrava plus. Si l'obstination a du bon, il faut savoir changer d'avis au bout de quelques heures. Et utiliser les ressources du sac à dos de mon cher accompagnateur.

70 km

Profil et prépa
Le profil du parcours et mes petites pastilles de progression. Les pastilles roses ont été ajoutées ensuite : elles indiquent mes passages réels.

J'arrivais à Saint-Affrique avant la nuit. Depuis le début du parcours, j'étais en avance sur mon plan de course. J'avais fait des calculs de vitesse, de décroissance, de durée de marche et de distances, pris en compte la dénivelée. Et cette étude m'avait permis de positionner des pastilles sur l'image du profil de la course. 11h en bleu ciel, puis 12h, 13h... en jaune car je risquais de subir le soleil tapant. Puis finalement 22h en bleu foncé, vers le quatre-vingtième kilomètre, quand la nuit tomberait. Je regrettais de ne pas avoir été plus attentive à l'heure réelle du coucher du soleil. La pastille bleu ciel de 20h était à Saint-Affrique, la nuit tomberait réellement dans cette zone.

Eh bien non, j'étais en avance. Je traversai Saint-Affrique de jour. Quoi de plus naturel que de traverser Saint-Affrique ? Je m'aperçus en y arrivant de l'évidence de ce point. J'avais préparé la course ainsi, dès le début, sans m'en rendre compte. L'objectif était d'arriver à Saint-Affrique. Et ensuite ? Eh bien il faut rentrer, n'est-ce pas ? En fin d'après-midi, ce samedi, je prenais la route du retour. La perspective changea totalement. A partir de ce moment je vis très nettement l'image de l'arrivée.

2 m

Je me voyais très bien à l'arrivée. Je franchirais la ligne puis je m'assoirais n'importe où. Ou bien je m'allongerais en chien de fusil sur le sol. L'image était nette et séduisante. Le sol, la chaleur de la salle, ne pas gêner l'arrivée... 2 m me paraissait une distance raisonnable à effectuer après la ligne d'arrivée. Et le sol de la salle des fêtes de Millau l'objectif le plus motivant qu'il soit.

Parfois, l'image de mon lit à l'hôtel s'immisçait dans mes pensées. Mais le lit ne faisait pas le poids. Il était loin de l'arrivée, à un kilomètre. Il viendrait plus tard. Tellement après l'arrivée.

82 km

J'avançais toujours vers mon but. Je courais, je marchais après les ravitaillements et dans les côtes. Suivant mon credo d'avant-course, j'avançais toujours. Christian m'était précieux. Il faisait le plein en nourriture, m'incitait à boire et à manger, me renseignait sur la distance jusqu'au prochain ravitaillement. Je n'avais qu’une chose à faire : avancer. Et je me sentis faible. La pression fut trop forte. Cela faisait onze heures que j'avançais, sans arrêt.

Je m'excusai auprès de mon accompagnateur. J'avais l'impression des saper son travail. Il venait de prendre de la soupe et des tartines à Saint Rome de Cernon, il m'avait rejoint. Et j'eus des sanglots à le lui annoncer :
- Christian, il faut que je m'arrête. Je m'assieds, j'ai trop de pression.
Il ne s'y opposa pas, jeta un coup d'œil à sa montre. Je sentis la pression tomber de mes épaules, je me levai et repartis. Il m'annonça que je m'étais assise vingt secondes.

Je m'accordais ensuite quelques autres poses, trois ou quatre. Aucune ne dépassa une minute trente et toutes me furent indispensables.

75 km

Entre les deux grosses bosses du parcours, au retour, de Saint-Rome à Saint-Georges, je commençais à cogiter sur les kilomètres restants. Combien en restait-il donc ? J'avais dépassé le panneau indiquant 75, quand atteindrais-je donc le panneau 70 ? A force de compter et estimer, je finis par me souvenir avoir dépassé également le panneau 80. Et puis, ça me revint : les panneaux indiquaient la distance parcourue et non la distance restante !

1 km

Depuis le début de la course, des panneaux indiquaient la progression, tous les cinq kilomètres. A partir du quatre-vingt quinzième kilomètre, chaque kilomètre fut indiqué par une pancarte représentant une énorme borne. Il était temps ! Car l'organisation avait eu la mauvaise idée d'allonger les kilomètres de la fin. Il était évident que la borne 96 avait été placée bien après le quatre-vingt dix-septième kilomètre. Et cela continua.

J'ai douté longtemps de l'existence d'une borne quatre-vingt dix-sept. Je me souvenais l'avoir vue à l'aller, mais elle avait certainement été ôtée. Je n'ai pas cru non plus que la borne quatre-vingt dix-huit pût être en place. La quatre-vingt dix-neuf avait été déplacée...

Mais pourquoi les font-ils si longs, les kilomètres de fin de course ?

95 km

Au-delà de quatre-vingt quinze kilomètres, je mis sérieusement en question mon entraînement. Cela faisait des heures que je n'arrivais plus à faire grimper mon cardiofréquencemètre. Mais du moins j'avançais. Et je me résolvais enfin à accepter la réalité : je m'étais entrainée pour quatre-vingt quinze kilomètres, pas pour cent ! Cela me paraissait inéluctable : la machine allait caler, ce serait définitif, et cela simplement parce que j'avais mis 95% du carburant nécessaire.

Je préférais ne pas annoncer la triste nouvelle à Christian. J'avançais. Sans y croire puisque c'était si évident : j'étais préparée pour quatre-vingt quinze kilomètres.

100 km

Puisque les panneaux étaient démesurément espacés sur cette fin de course, je marchais après chacun d'eux désormais. J'avais dépassé le kilomètre 98. Je constatais tout à coup qu'il y avait d'autres coureurs, pas si loin, et quelques passants nous encourageaient. Je repris la course et j'allais jusqu'au bout. Je montais la rue de la République, j'optimisais mon sprint final. Christian reçut mes recommandations pour poser son vélo et franchir la ligne d'arrivée sans me ralentir. J'étais pressée !

Km 100
Au centième kilomètre, j'avais réalisé mon objectif. J'étais heureuse, et Christian aussi. Ce que je préfère dans cette photo, c'est son regard. Mais j'aime bien le chrono aussi :-)

L'arrivée n'était pas comme je l'avais prévue, elle n'était pas sous une arche gonflable, mais sur un podium au milieu de la salle des fêtes. Il fallait tendre son dossard pour qu'un bénévole le valide. Étrangement, après 14h12 de course dont plusieurs heures à m'imaginer étendue bien sagement ici, j'eus le courage de me précipiter sur une chaise libre.

A quoi ai-je pensé à l'issue de cette belle aventure ? Pourvu que Christian n'aie pas perdu mon ticket repas !

812 km

Je ne comprends pas la distance de 812 km. Je suis très socratique sur cette distance : je sais désormais profondément que je ne sais pas ce que sont 812 km - huit cent douze kilomètres à pied.

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Copyright © 2010 Valérie Mauduit. Document placé sous licence GNU FDL.
Mis à jour le samedi 02 octobre 2010.