Ma fille Lise est une magicienne. Elle illumine le monde autour d'elle. Elle a un talent fou. Je ne peux bien sûr pas vous faire part de ses trucs, tout simplement parce que c'est une vraie magicienne. Pas de truc ou d'astuce, mais du merveilleux qu'elle produit spontanément. Je vais quand même vous enseigner un beau tour de magie, un tour que j'ai appris en vivant avec elle.
Mais je dois commencer par un petit voyage dans le passé.
Quand j'étais enceinte pour la première fois, nous avons senti, mon mari et moi, que nous allions entrer dans le grand inconnu. Comment serait ce bébé ? Comment serait la vie avec lui ? C'est banal pour un jeune couple, mais la réponse n'est jamais banale. Elle peut revêtir tant de variétés. Les questions associées sont lourdes ou futiles : le bébé sera-t-il en bonne santé ? Comment et quand dormirons-nous ? Ce sera un garçon ou une fille ? Ressemblera-t-il a quelqu'un ?
Nous en parlions beaucoup. Comme Christian et moi aimons parler et nous parler, nous parlions vraiment beaucoup de ce bébé à venir, de ce que serait la vie de parents. Au point qu'un jour, Christian rit : "Mais si nous parlons autant, comment notre enfant fera-t-il pour trouver une place dans la conversation ?" Nous avons conclu que soit il serait bavard, soit il n'arriverait jamais à en placer une.
Adèle est arrivée et s'est immédiatement fait une place sonore. Elle a appris à parler et à partir de ce jour elle a toujours eu quelque chose à dire. Puis une précision à apporter. Puis une idée à formuler. L'espace de conversation était entièrement rempli, voire surbooké.
Et Lise est arrivée. Lise s'est fait une place bien sûr. Mais elle ne l'a pas faite dans la parole. Elle a laissé les trois autres parler, parler. Et je me suis retrouvée bien embêtée. Adèle fonctionne comme moi, c'est facile. Pas toujours reposant, mais facile. Je sais souvent ce qui va se passer, à quel moment les choses n'iront plus et comment elle va l'exprimer. Lise, non. Lise était un territoire inconnu pour moi. Elle m'a amenée à découvrir des chemins nouveaux. Alors je l'ai suivie, n'est-ce pas, parce que c'est une magicienne, elle m'a attirée par un de ses sortilèges dans ses méandres.
J'aime réserver certains moments à une seule de mes filles. Nous allons au café, par exemple. Nous marchons ensemble jusqu'à la place de la basilique, nous choisissons une table, nous dégustons notre boisson chaude face à face.
Avec Adèle, ce type d'activité se traduit par un roman fleuve sur l'école, ses copains, ses activités. En général, après une telle sortie, je sais quel frère ou quelle sœur a eu une otite, dans quels pays sa maîtresse a voyagé et la règle du nouveau jeu à la mode dans la cour de récréation. C'est sympa comme tout, on échange sur tout, on papote.
Avec Lise, rien à voir. Elle est souriante. Je me mets à parler. Elle n'écoute pas. Ou bien elle me dit de me taire. Je lui pose des questions. Elle ne répond pas, ou bien par des réponses absurdes, les yeux rieurs. A l'école ? On a mangé du crocodile ; je ne fais aucun jeu avec ma copine Pauline. Bref, je suis frustrée. Ou plutôt, j'étais frustrée. Je vais vous dire par quel tour de magie j'ai combattu la frustration. J'appelle ce tour de magie "la main magique".
La Main Magique consiste à donner la main à Lise puis à penser à l'amour que j'ai pour elle. Alors l'amour envahit ma poitrine, c'est une sensation de picotement et d'extension de mon thorax. A partir de ce moment, je laisse l'amour glisser vers mon épaule et se répandre dans mon bras. L'amour arrive à ma main. Et miracle, il circule jusqu'à Lise. Je ne sers pas la main, je ne la desserre pas. Je laisse l'amour circuler de ma poitrine à sa main. Je lui fais confiance pour laisser l'amour se répandre dans son corps. Visiblement elle y arrive, et n'a pas besoin de théoriser.
Quand nous arrivons au bar, nous pouvons commander un chocolat et un café et les boire sans échanger beaucoup de mots. Au retour, nous savons bien que nous réitèrerons notre tour de magie.
Lise est une sacrée magicienne. Je sais qu'elle connaît de nombreux autres sortilèges, et je sais qu'elle m'en apprendra encore d'autres.