Après le feu, la glace
Lorsque j'avais déjà essayé ce parcours en 2005, c'était juste après l'épisode « chaud » des banlieues, émeutes et compagnie. Cette année donc, en 2009, je navigue sous le signe du « froid ». Tout est enneigé.
Le trajet reste globalement le même, c'est un classique du genre, voir l'article qui va bien avec les cartes et fichiers GPS du parcours. Ça représente au moins 240km (ce que donne un logiciel en extrapolant des lignes droites entre les différents points du tracés) et vraisemblablement moins de 270km (la distance donnée sur le topo-guide).
Je rappelle que ce n'est pas une course officielle, juste un défi que je me suis lancé à moi-même. Je pars donc sur le parcours seul, avec Valérie pour m'assister, et Paulo qui a prévu de faire un bout de chemin avec moi. C'est ce qu'on appelle un « off », un événement non officiel mais néanmoins important. Que ceux qui se lamentent de la perte de « l'esprit trail » avec la popularisation et la marchandisation des courses se rassurent : l'aventure est au coin de la rue, il suffit de savoir l'attraper. Je ne suis pas le seul à m'être élancé sur ce parcours, Étienne Fert a testé (et bouclé!) la boucle en 2005, et bien d'autres ont du tenter le coup, je n'en doute pas.
Je pars donc d'Argenteuil en train, le vendredi 18/12, pour être à Conflans Ste Honorine à 8h00. Je quitte sans regret le bus bondé qui m'emmène à la gare d'Argenteuil. 13 minutes de RER. J'attaque le parcours en sortant du train, habillé chaudement. J'ai deux collants, un court plus un long mis l'un sur l'autre, un sous-vêtement manches longues réputé être chaud (il l'est), une micro-polaire manches longues, une grosse polaire sans manches (avec une poche dans le dos dans laquelle j'ai glissé une carte de secours et ma couverture de survie) et enfin une grosse veste genre parka, qui se compose d'une couche extérieure assez rigide, censée être étanche et respirante, et d'une doublure en polaire. Ah oui, j'oubliais, j'ai la chasuble jaune fluo par-dessus. Et un bonnet. Et des gros gants de ski. Dans l'ensemble cet équipement pèse un âne mort, mais au moins, j'espère ne pas avoir froid.
Niveau ravitaillemt j'ai deux ou trois bricoles dans mes poches, je compte sur Valérie pour faire le plein environ tous les dix kilomètres. Pas de sac-à -dos. Trop lourd.
Dès le début, j'annonce la couleur, en suivant le GRP au pied de la lettre. Comprendre, après à peine 500 mètres de parcours, je rajoute un détour de deux bons kilomètres, pour aller me perdre à l'Est et contourner un insignifiant pâté de maisons. Que les choses soient claires, j'ai décidé de suivre le GRP, pas juste de faire le tour de Paris. Ça, on peut le faire en moins de 250km, même en s'imposant de passer par beaucoup de forêts. Non, moi, je veux suivre le parcours au plus près, quitte à rallonger la boucle. Pourquoi? Je ne sais pas trop. Disons que je n'aime pas beaucoup l'idée de « couper » un parcours, même si je suis le seul à l'emprunter. C'est une question de style.
En forêt de St Germain, il neige. Au début légèrement, puis ça s'intensifie carrément. Il a déjà neigé la veille donc tout est déjà bien blanc. Je traverse des routes avec des voitures qui roulent à peine plus vite que moi. Nous sommes vendredi matin, les gens « normaux » partent au travail. Je croise quelques promeneurs, mais dans l'ensemble, je suis plutôt seul. On ne se croirait pas en banlieue parisienne mais bien plutôt quelque part dans un pays froid, en rase campagne. Il manque juste d'un peu de relief pour se croire aux sports d'hiver.
Je sais que je ne rejoindrai Valérie qu'assez tard dans la matinée, voire en début d'après-midi. En effet avant de me rejoindre elle doit déposer les enfants à l'école, à la crèche, puis affronter tout un réseau d'embouteillages entretenu avec soin par les intempéries. Au final nous ne nous rencontrons qu'au point « D » du parcours, un point que je connais bien car j'y passe en à l'occasion en vélo, et parfois à pied, lorsque je vais au travail - à mon grand dam il m'est impossible, en pratique, d'y aller systématiquement en vélo, c'est dommage, du coup je dégage plein de CO² avec ma moto.
Ce fameux point « D » est juste au bord du Parc de Marly. Je suis bien content de pouvoir enfin manger de manière consistante, et me ravitaille copieusement. J'hésite à prendre l'appareil photo, car l'ambiance vaut le coup d'être immortalisée, mais Valérie n'a plus de batterie dans son portable et va acheter un chargeur qui puisse se connecter sur l'allume cigare de la voiture. Tant pis pour l'appareil. Deuxième mauvaise nouvelle, le parc de Marly est fermé pour causes d'intempéries. Du coup je le contourne par le bas, sur le trottoir. C'est aussi dangereux mais c'est autorisé. Parfois j'en viens à me dire que dans 50 ans, ce que je fais aujourd'hui paraîtra incroyable car un réseau d'interdictions et de lois bienveillantes et protectrices aura rendu complètement utopique une simple ballade dans les bois.
Je poursuis ma route.
Je jardine un peu du côté de Louveciennes et découvre des coins que je ne connaissais pas du tout, bien que pas très éloignés de chez moi. C'est très sympa, en plus avec la neige (je vais beaucoup parler de neige dans ce compte-rendu, mais il faut me comprendre, ça marque) tout devient magique.
Un point de ravitaillement saute, le temps que Valérie aille faire ses courses. Au point suivant, deux nouvelles. Une bonne, une mauvaise. La bonne : elle a trouvé un chargeur. La mauvaise : l'allume cigare est H.S. donc impossible de se servir du chargeur. Voilà ce que c'est de ne pas fumer! Quelle poisse. Elle décide de revenir charger son téléphone à la maison. OK, je n'interfère pas. Si elle préfère, c'est elle qui voit. Du coup je vais me retrouver seul un bon moment, et je dois prendre le sac-à -dos. Ça m'énerve horriblement, je suis dans un premier temps super furax, mais je ressaisis vite. De toutes façons, c'est ça ou rien, donc autant rester positif. Je fais le plein de ma poche à eau, prends une bouteille d'1,5L de soda en réserve, et quelques victuailles que Valérie a eu la bonne idée de préparer. Je repars.
Du coup c'est à nouveau cuit pour l'appareil photo, je ne vais pas me charger pendant plusieurs heures avec un truc comme ça, risquer de l'esquinter (il est neuf...). C'est vraiment dommage parce qu'en forêt de Meudon j'ai eu droit à des paysages, comment dire... fantastiques. Déjà dans la Forêt de Marly c'était superbe mais là avec l'éclairage rasant, le soleil qui pointe le bout de son nez et rougeoie légèrement sur les arbres chargés de neige, c'est exceptionnel. Je pense à tout sauf à la course, j'en prends plein les yeux. Je sais que je n'aurai aucune trace papier, aucun fichier JPEG pour immortaliser ce que je suis en train de voir, alors je fais le plein d'images, j'en profite à fond, je ne veux rien oublier.
A partir de Jouy-En-Josas, ça se corse.
Il fait un froid de canard, et je vais devoir attaquer le plateau de Saclay en pleine nuit. La pipette de ma poche à eau commence à geler. J'arrive tout de même à finir l'eau, en réchauffant suffisamment longtemps le tuyau. En le « gardant en bouche » ça finit par couler. Je transvase alors le contenu de la bouteille de soda dans la poche à eau. Normalement le soda gèle moins facilement que l'eau. Quel grand malin je fais, grâce à cette astuce, j'ai trouvé le moyen que ça ne gèle pas dans le tuyau. Bien tenté, mais ça ne suffit pas, au bout de 10 minutes, tout est pris dans la glace. Impossible de tirer une gorgée, c'est foutu.
Mes mains aussi refroidissent dangereusement. Les gants de ski, c'est pas assez, il me faudrait des moufles. Je commence à fatiguer et avec la baisse de rythme la température corporelle baisse aussi. Il y a 15 ans j'ai lu que les étudiants de SUPELEC appelaient le plateau du Moulon la « Petite Sibérie ». Je reconnais que le secteur n'est pas très chaud. Il pèle comme pas permis, il n'y a pas un arbre, je suis au milieu d'un champ de patates (c'est une expression, c'est peut-être autre chose qui se cultive à cet endroit) quand les piles du GPS décident d'être en fin de vie. Sale affaire, je me retrouve accroupi, transi de froid, à sortir mes mains de mes gants et changer les piles en rase campagne. Au loin, la route nationale. Au dessus de moi, une ligne haute tension. Quelle poésie. J'enrage, je n'ai rien qui ressemble à un tournevis ou une pièce de monnaie pour ouvrir le capot qui protège les piles. Je sais que ce dernier est absolument indélogeable avec les doigts, même lorsque ces derniers ne sont pas gelés. C'est le moment de jouer les Mac Gyver en herbe, et il faut que je fasse vite. Je pense à l'anneau qui fixe mon sifflet de sécurité à la poche de mon blouson. Bingo, ça marche! Je repars en faisant des moulinets avec les bras, histoire de remettre un peu de sang chaud dans mes doigts. Ouille, ça fait mal!
Tiens d'ailleurs, j'ai appris récemment que tout le monde ne réagit pas comme moi au froid. Je fais partie des 5% à 10% de chanceux qui ont ce qu'on peut pompeusement appeler la maladie de Raynaud. Ca explique que même lorsqu'il fait des températures pas spécialement extrêmes comme +5°c voire même +10°c j'arrive à avoir les mains et les pieds complètement blancs... Vaut mieux que je fasse attention à mes extrémités. A priori, l'Everest et le Pôle Sud, c'est pas pour moi.
Arrivé à Saclay, je vois une boulangerie ouverte et m'engouffre dedans. Je commande un hot-dog, et allume mon portable. J'ai éteint ce dernier car avec le froid les batteries se consomment d'autant plus vite, et j'ai envie d'avoir du jus jusqu'au bout. Valérie m'a envoyé un SMS, elle m'attend au point... qui est juste à 2km! Ça alors c'est une sacré bonne nouvelle. Elle a réussi à retourner à Argenteuil, charger la batterie, puis revenir ici en banlieue sud, dans les temps pour être à l'endroit où j'ai le plus besoin d'elle. Chapeau! J'essaye d'expliquer à la boulangère et au client qui me suivent ce que je suis en train de faire mais j'y renonce, je me contente de leur dire que je viens de Conflans et que j'y retourne. J'omets d'insister que je fais le grand tour par l'Est. De toutes façons je suis un peu pressé. Je mange mon hot-dog le temps de rejoindre Valérie. Ouf, elle est là . Je lui rends mes gants de ski et enfile de bonnes grosses moufles avec des sous-gants en vraie-fausse soie.
Je vous passe en accéléré certains épisodes, sachez toutefois que le pire secteur, pour les pieds, était à mon avis le rocher de Saulx. Il y a par là -bas de ces chemins avec des gros cailloux comme on n'en trouve rarement ailleurs. C'est le paradis du cyclo-cross. Et avec la neige, c'est terrible. Je ne sais pas trop où je mets les pieds, du coup pour les chevilles, c'est très dur, car il faut toujours corriger le tir. Dans l'ensemble la neige me ralentit un peu, mais ça me paraît acceptable. J'ai surtout les pieds trempés et glacés.
On ne change pas une équipe qui gagne
Enfin je retrouve Jean-Paul et Valérie, du côté de Savigny sur Orge, sous l'autoroute, en face du Campanile. Je ne suis pas fâché d'avoir un peu de compagnie, la suite va être longue. Je dois avoir fait environ 80 ou 90 bornes, et il doit être environ 23h00. Ou peut-être plus, ou peut-être moins. En fait, bizarrement, moi qui suis, en temps normal, rivé sur ma montre, je ne sais pas quelle heure il est. C'est peut-être une réaction de protection, par peur de constater l'ampleur de ce qui me reste à faire. C'est peut-être aussi tout simplement parce que j'ai donné ma montre à Valérie, pensant que le GPS (qui a l'heure aussi) suffisait. Mais en fait l'idée est, avec le recul, je pense, très mauvaise. Car comme le GPS est tout le temps en mode navigation, je ne regarde jamais l'heure. Pour avoir cette dernière il faudrait que j'appuie sur un bouton. Et pour appuyer sur un bouton il faudrait que j'enlève une moufle. Et ça, il n'en est pas question. Du coup, moi qui ai préparé un road-book d'enfer avec des temps de passage millimétrés, je vais naviguer pendant l'intégralité du parcours sans jamais connaître ni l'heure, ni mon kilométrage, ni si je suis en avance ou en retard, et encore moins de combien. Bien sûr j'ai tout de même certains repères, je vois bien le soleil se lever, se coucher, et je connais bien les enchaînements du parcours donc à 10% ou 20% près, c'est bon. Mais 20% de 40 heures (ou 20% de 250km) c'est tout de même non négligeable...
Paulo m'avait prévenu, la boucle par Juvisy est sympa, en particulier le pont des belles fontaines. Il a raison, c'est très chouette. Nous marquons un bon point en ayant la présence d'esprit de lire le panneau qui indique que la passerelle qui mène à la forêt de Sénart est fermée. Ouverture en 2010. On n'a pas le temps d'attendre, on contourne. Et pour la petite anecdote, au point de rendez-vous précédent, Valérie a du répondre aux interrogations de la police qui lui a expliqué qu'il n'était pas possible de dormir là . J'imagine qu'ils ont été rassurés lorsqu'elle leur a expliqué ce qu'elle faisait. Le plus bizarre d'après elle, et je la comprends, c'est qu'il y avait d'autres voitures, avec plein de gens dedans, mais ça, ça ne choquait pas la Maréchaussée. La faune nocturne des parkings de banlieue est étrange.
Je dois une fière chandelle à Paulo, pour m'avoir accompagné pendant toute la forêt de Sénart, car elle est décidément interminable.... C'est dommage que je n'ai jamais eu l'occasion de voir tout le secteur Sud-Est du parcours de jour. Je reconnais qu'à la frontale, de nuit, on manque parfois un bout du paysage. D'un autre côté l'ambiance est inimitable, et c'est un privilège de pouvoir se sentir si loin de tout à même pas 30km de Paris.
Je garderai en mémoire le regard médusé de la conductrice d'une ambulance qui nous double en pleine ville et doit bien se demander ce qu'on fout, à 3 heures du matin, à trottiner avec une frontale.
Pour en revenir à Paulo, lui, ce qu'il semble avoir moins apprécié, c'est la forêt Notre-Dame. Je reconnais que la neige qui cache une fine couche de glace qui craque sous le poids de l'innocent promeneur et envoie le pied de ce dernier directement dans une flaque d'eau glacée, c'est désagréable. Moi je m'en fiche un petit peu car j'ai l'impression d'avoir les pieds trempés depuis des dizaines et des dizaines de kilomètres. Mais malgré ce je-m'en-foutisme que j'affiche ostensiblement, j'avoue qu'après être passé par cette forêt, mes pieds étaient encore plus trempés qu'avant. On croit toujours avoir les pieds complètement mouillés jusqu'au moment où vraiment, pour de bon, on les immerge jusqu'à la cheville dans de l'eau froide.
Nous commettons quelques petites erreurs de navigation, mais dans l'ensemble j'ai l'impression qu'on progresse mieux qu'il y a 4 ans. C'est une impression. Et comme je ne vérifie rien, ni en regardant le road-book qui m'a coûté des heures de préparation, ni en demandant des informations précises à Valérie aux points de ravitaillement, ni en regardant l'heure et le kilométrage sur mon GPS, ça reste une impression.
Au final on prend un retard énorme, et par rapport à mes prévisions initiales, on est en dedans de plusieurs heures. D'un autre côté c'est pas vraiment facile d'aller beaucoup plus vite. Le terrain n'est pas favorable. En forêt on patauge dans la poudreuse, sur les trottoirs on glisse sur le verglas. Et lorsqu'on est aux « checkpoints » avec Valérie, on en profite pour se réchauffer un peu dans la voiture. Sur le papier ça a l'air simple de dire « il suffit de s'arrêter moins longtemps de toutes façons le temps qu'on passe à croire se réchauffer, on le passe surtout à ralentir son métabolisme, et en vérité se refroidir ». Sur le terrain, c'est psychologiquement très dur de passer à côté de cet oasis de chaleur que représente la voiture, sans en profiter. Sans Valérie, qui a été aux petits soins avec nous pendant des heures, on n'aurait pas été bien loin. On a même pu piquer un petit roupillon de vingt minutes au lever du jour, dans la voiture.
Jean-Paul commence à accuser le coup. Moi aussi d'un certain point de vue, mais j'ai l'impression de garder un meilleur rythme. En fait, c'est pas que je sois très vaillant et costaud en cette deuxième journée de rando-course, mais j'ai surtout la conviction profonde qu'on est franchement à la bourre. Évidemment (et là , je pense, en écrivant ces lignes « quel con! quel con! quel con! ») je ne vérifie pas les chiffres, les vrais. J'entends vaguement Valérie parler de 5 heures de retard, mais c'est tout. Je n'y prête pas attention et surtout je ne mesure pas ce que ça veut dire. 5 heures de retard à ce stade, c'est l'arrivée non pas à minuit le samedi mais plutôt à 8 heures le dimanche matin. Dans le meilleur des cas.
Dernière ligne droite
Finalement, Jean-Paul retourne à la vraie vie normale des vrais gens, celle où l'on ne court pas dans la neige pendant des heures, quasiment à l'endroit même où, 4 ans plus tôt, nous avions décidé de tirer tout droit sur Argenteuil. Ce n'est pas l'endroit le plus sexy du parcours, mais il y a une gare pas loin.
Je continue seul, avec environ 170km au compteur (au jugé). Je tente toujours le tout pour le tout en suivant les petits méandres du parcours, en faisant les contournements dans les parcs. Naïf, j'imagine que seul je vais aller un peu plus vite - je reconnais que sur la fin, le Paulo, je l'attendais souvent - mais en réalité, ça ne se passe pas aussi bien. Le fait même de me remettre à courir transforme mes pieds en fournaises. Aïe, j'ai mal! Bizarre hein? 30 heures à patasser les pieds trempés, et il a mal aux pieds le petit bout d'chou.
Question à 1000 points : pourquoi n'ai-je pas changé de chaussures? J'ai une paire de chaussures de route grand confort dans la voiture, 5 paires de chaussettes propres de différentes épaisseurs, un énorme tube de crème NOK quasi plein. Mais je ne fais rien de tout ça. J'ai vaguement essayé d'enlever mes chaussures à un moment mais je n'ai pas réussi à défaire les lacets. Ils étaient gelés. Mais bon c'est un problème qui peut se résoudre. Je continue donc avec mes pieds qui marinent, et me dis que ça va passer, qu'il suffit de serrer les dents et puis c'est tout.
Je m'énerve et maudit ma mauvaise mémoire quand je commet une mémorable erreur d'orientation que nous avions faites avec Jean-Paul lors de la précédente édition. Et paf, 500 mètres de perdus. J'accuse le coup et je n'ai pas besoin de ce genre de supplément. J'en rajoute une couche en ratant superbement le timing parfait pour passer le parc de la Courneuve de jour. Je suis bon pour le contournement par le Nord. Passionnant, des kilomètres de trottoir le long de la nationale. Je suis fou. J'ai même le sentiment d'avoir fait un « tout faux » en allant voir si la porte était ouverte de mon côté. À quoi ça sert de toutes façons je n'ai pas la garantie qu'elle soit ouverte de l'autre côté... Encore 500 mètres en trop. Enfin je suis à nouveau sur le parcours. Je n'arrive pas à le récupérer. Je navigue à vue dans Stains, hésite à faire des courses dans une superette, renonce, hésite, j'en ai marre. Dans l'ensemble le bilan reste tout de même correct, je fais assez peu de mauvais détours, mais je perds bien 10% à 20% en efficacité, à m'interroger, à l'arrêt, sur la prochaine option à prendre. Et, soyons positifs, j'ai quelques bonnes intuitions, notamment au point 85, je vois tout de suite, au premier coup d'œil, le petit chemin qui part, en pleine ville, d'un grand carrefour, et vous emmène dans les bois moyennant quelques chicanes que je négocie bien.
Je suis très content de revoir la forêt, les chemins, tout ça, c'est quand même un peu plus sympa que l'orgie de 93 que je viens de m'enfiler. Ceci dit, mes pieds commencent vraiment à être handicapants. C'est tout mouillé, et je ne sens plus le froid car une immense sensation de brûlure m'envahit tout le dessous du pied, à l'avant. Aucune ampoule sur le talon ni sur les orteils, mais en dessous, quelle horreur! Et puis j'ai aussi un caillou dans ma chaussure droite, au niveau du talon.
Quand je retrouve Valérie au point suivant, je ne traite pas le problème.
Je suis plutôt content d'entamer le secteur de la forêt de Montmorency. Je n'y suis pas encore, mais ça se rapproche. Je commets d'innombrables petites bourdes d'orientation. Peut-être qu'en réalité ce n'est rien (de toutes façons, j'ai pas l'heure...) mais j'ai l'impression de piétiner. Je marque toujours quelques bons points, mais dans l'ensemble je reviens trop souvent sur mes pas pour vérifier si le chemin ceci ou si le chemin cela.
Quand, enfin, j'attaque pour de bon la forêt, j'y crois, et je me vois à Conflans. Ça va le faire! Simplement, mes pieds me ramènent à la dure réalité. Sur des vrais chemins, avec la neige, du dénivelé, la situation empire très vite. Sur le plat dans le 93, j'ai mangé mon pain blanc. C'est cool de courir sur un trottoir plat, fût-il verglacé. Mais là , c'est une autre paire de manches.
Au parking du château de la Chasse, je décide de faire une micro-sieste de 20 minutes. Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi. Je vous ai dit que je ne regardais pas l'heure? En tous cas ce que m'annonce Valérie me terrasse. Alors que j'ai tout donné sur le dernier tronçon, que vraiment j'ai l'impression d'avoir bien carburé, j'ai encore perdu du terrain. Il est plus de 23h00. Je ne vois pas ce que je peux faire pour aller plus vite. J'ai réduit les temps de marche au maximum, je cours tant que je peux, mais c'est un fait, je n'arrive pas à courir vite. C'est dommage car mes jambes sont OK et cette nuit est beaucoup moins froide que la précédente. Mais les pieds, non, ça va pas du tout. Après ma micro-sieste, je suis toujours aussi déprimé qu'avant. Je repars tout de même, j'ai pas envie d'être battu par la forêt de Montmorency, qu'on se le dise.
Grand moment de solitude, au sens propre du terme. La forêt est déserte. C'est magique, je mesure le privilège que j'ai d'être bien vivant, en bonne santé, et de pouvoir profiter de ce genre d'instant. J'étais au même endroit lors de l'Indian Race deux semaines plus tôt. Avec la neige et la nuit, les lieux sont méconnaissables.
En me trompant légèrement de chemin, j'économise un petit détour (là , j'avoue, j'ai pas fait demi-tour pour aller récupérer la petite boucle en plus...) et me retrouve en ligne droite vers Frépillon. Et là , alors qu'il me reste 3km pour aller au point suivant, je m'inquiète du bout de glace coincé dans ma chaussette droite. C'est bizarre ça, je dois l'avoir depuis plus d'une vingtaine d'heures, et il n'a toujours pas fondu. Étrange. C'est peut-être pas un glaçon. Pris d'un doute subit, j'essaye de relever mon pied droit un peu exagérément et aouch, ah oui c'est pas un glaçon. Ça doit être ce qu'on appelle le « releveur ». Je pense à tous ces messages sur Internet. Tendinite du releveur par-ci, tendinite du releveur par-là . Et curieusement, à partir du moment où je constate que le bout de glace n'est pas un bout de glace, le point froid que je traîne depuis plus de 100km devient un point douloureux, et je n'arrive plus à courir sans boiter. Déjà que je n'y arrivais pas beaucoup... J'avance donc à vitesse réduite, et fais des calculs d'épicier sur ce qui me reste à faire. C'est vraiment très malin de faire des calculs maintenant, alors que je n'ai rien géré avant. Bon, OK. Je dois pouvoir arriver à 8h00 ou 10h00 matin, en faisant du 4km/h de moyenne. Problème, j'avance à 2km/h. C'est ce que j'ai dit à Valérie au téléphone. Deuxième problème, mon chiffre de 2km/h je le sors du chapeau, c'est du pifomètre intégral.
Lorsque je suis à Frépillon, Valérie m'assomme avec cette information « t'étais plutôt bien au niveau temps avant d'avoir ton problème au releveur ». Mais nom d'une pipe, faut savoir, j'avance bien ou j'avance pas bien? Un coup je donne tout ce que j'ai dans le gilet et je termine avec un retard d'enfer, un coup je laisse tout filer et je suis en avance sur les prévisions. Je ne sais plus quoi penser. Ce que je vois surtout c'est que mon moral est en totale décomposition, et qu'en arrivant à la voiture je suis déjà glacé. Ma baisse de rythme m'empêche de me réchauffer correctement. Je pèse le pour et le contre, hésite à relancer jusqu'au point 102, mais les deux arguments massue qui militent contre la poursuite de l'aventure sont 1) le fait que quoi qu'il arrive, il est très peu probable que j'aille plus vite que ce j'ai prévu sur le road-book, donc impossible d'arriver avant 8h00 du matin et 2) à me ballader seul dans les bois dans l'état où je suis par une nuit d'hiver glaciale, avec juste ma femme endormie dans une voiture pour s'inquiéter de moi s'il y a un problème, je dépasse peut-être la limite de l'acceptable, niveau sécurité. Au déca-Ironman ça ne sera pas pareil car c'est un minimum encadré et on peut plus facilement se permettre d'aller au bout de soi-même. Mais là il faut tout de même que j'en garde un peu sous la pédale. Je suis père de famille, pas kamikaze.
Donc, c'est décidé, j'arrête là , la boucle qui suit, autour de Cergy (encore 7h30 selon mon road-book) ça sera pour une autre fois. Revenir à Conflans direct ça ne m'intéresse pas, s'il me manque la dernière boucle je me sentirai de toutes façons obligé de revenir pour régler mes comptes avec ce parcours.
Jamais 2 sans 3
Rétrospectivement, je pense que la décision prise à Frépillon était la bonne. En revanche, avant, j'en ai pris un paquet de mauvaises. Vous connaissez cette blague : un type conduisant un camion se fait bloquer dans un tunnel, son camion est trop haut. Un autre gars lui dit « c'est pas grave, tu dégonfles un peu les pneus, et tu seras décoincé. » et le premier répond « idiot, c'est en haut que ça coince pas en bas »... Voilà à quoi me fait penser ma situation. C'est pas en dégonflant à Frépillon que j'aurais trouvé la solution. Faire 45 bornes de nuit dans la neige dans l'état où j'étais, c'était vraiment trop. Déjà , en pleine forme, on y réfléchit à deux fois avant de le faire. Pour la petite anecdote, une fois chez moi, je me suis déplacé à quatre pattes pour rejoindre mon lit. J'avais trop mal pour poser les pieds par terre.
En revanche *avant* Frépillon j'aurais pu prendre plein d'autres options qui m'auraient peut-être évité d'aller dans le mur. Pêle-mèle : me servir de mon inépuisable stock de chaussettes de rechange, de ma paire de chaussures de rechange, mettre de la crème, surveiller ma vitesse de progression et/ou demander à Valérie de le faire, traiter le problème du caillou dans ma chaussette droite (qui après analyse s'avère être un bout de verre planté dans le talon), faire sécher mes pieds pendant mes micro-siestes dans la voiture, utiliser les guêtres (qui m'ont été offertes par Paulo!) et dorment bien sagement au fond de mon placard...
C'est dommage car j'avais de belles cartes dans mon jeu. Au niveau timing je pouvais pousser jusqu'à 8h00 du matin (après, il fallait aller chercher les filles chez ma belle-mère). Niveau météo, cette deuxième nuit était, au regard de la première, plutôt clémente. Niveau jambes, rà s, tout est au beau fixe, je n'ai pas mal aux quadris ni aux ischios ni aux mollets ni nulle part. Rien, nada, tout baigne. Et la fin du parcours, si elle reste assez « trapue » (ça monte, ça descend, y'a du chemin) était composée de petits tronçons, donc j'aurais vu Valérie très souvent (c'était fait exprès). Par ailleurs mon inquiétude sur la sécurité était logique car je venais de traverser la forêt de Montmorency tout seul la nuit, mais le secteur Auvers - Cergy - Andresy est, en terme d'habitations, beaucoup plus dense, et donc sécurisant. Et le coup du releveur, bon, oui, c'est vrai, il était un peu amoché mais 2 jours plus tard il n'y paraît presque plus rien. Alors...
...alors c'est assez facile de refaire l'aventure au bistrot après coup, mais bon, c'est comme ça, si je veux boucler le tour complet, va falloir que j'y retourne et que je me retape toute la route jusqu'à Frépillon pour enfin avoir le droit de finir cette Ceinture Verte, qui décidément est un morceau pas commode. C'est, il ne faut pas se voiler la face, une forme de perfectionnisme et de coquetterie de ma part, car je fixe moi-même la règle du jeu. Mon choix de suivre le GRP au plus près est totalement arbitraire vu que ce n'est pas une course officielle. Avec le kilométrage que j'ai fait, il y avait largement de quoi revenir à Conflans (qui n'est qu'à 10km de Frépillon à vol d'oiseau, 15km par la route) mais j'insiste, la Ceinture, c'est la Ceinture, et pas la Ceinture moins les bouts qui sont trop durs.
C'est très clair, j'y retournerai!
PS: au total, je fais environ 215km en 40h30, dans des conditions pas très faciles, et j'ai des souvenirs plein la tête. Le bilan est largement positif. J'ai vu la forêt et la neige sous toutes leurs coutures, et je ne troquerais pas mon week-end contre celui d'un autre. La très très bonne nouvelle c'est que mes jambes étaient quasi impeccables à la fin, et j'ai parfaitement digéré tout ce que j'ai mangé. Hormis le problème des pieds mouillés, tout allait bien.
PPS: merci à Paulo et Valérie pour leur soutien efficace. Et merci aussi à Anne, qui a gardé nos filles tout le week-end.
PPPS: si seulement j'avais eu des moon-boots!!!
PPPPS: à lire aussi la version de Valérie, mon épouse et accompagnatrice de choc.