Compte-rendu

Déca-Ironman, novembre 2010, Monterrey, Mexique

Cela doit faire environ vingt ans que j'ai fait mon premier triathlon. J'annonce, un peu par bravade, que depuis vingt ans donc, je n'ai jamais abandonné une seule course. Pourtant, ces six dernières années, j'ai été assez actif, avec plusieurs « ultras » (trails, route, triathlons...) par an. En vingt ans, je suis passé d'une pratique très occasionnelle, une découverte du sport qui, somme toute, convient parfaitement à un adolescent de quinze ans, à une pratique qui éveille le soupçon lorsque je demande un certificat médical d'aptitude au sport. « Combien de kilomètres m'avez-vous dit? » Un déca-Ironman, qu'est-ce que ça représente exactement ? 38 km de natation, 1 800 km de vélo, 422 km à pied. Pour quoi faire? Ce n'est d'ailleurs même pas la course la plus longue, un « double déca » est organisé aussi cette année, au même endroit. On trouve toujours quelqu'un de plus « ultra » que soi. Quel est l'intérêt d'aller au Mexique, à l'autre bout du monde ou presque, pour tourner comme des hamsters sur un circuit d'à peine deux kilomètres ? Pourtant, tout me ramène à cette épreuve. Elle est mythique. On prend la « distance Ironman », réputé être ce qui se fait de plus long dans le milieu du triathlon, et on multiplie par dix. Pas par deux ni par trois, mais par dix. Totalement déraisonnable. Au culot. Chaque épreuve, prise individuellement, pose des problèmes, y compris à des spécialistes. Pour ne parler que de la course à pied, les courses de plus de 400 kilomètres ne sont pas légion au calendrier. Il en existe. Mais c'est pas courant. À partir de 250, on considère généralement que ça suffit, chacun a pu exprimer son talent, il faut bien s'arrêter à un moment ou à un autre... Et pourquoi? J'ai beau avoir 35 ans, j'ai toujours cette curiosité de gamin qui me pousse à savoir ce qui se cache de l'autre côté. J'ai envie de savoir. Je deviendrai vieux et blasé plus tard. Pourquoi donc ne pas essayer ce truc, ce machin, ce fameux « déca » qui me titille, que je convoite, et dont je prends le départ en ce beau dimanche matin de novembre, à Monterrey.

38 km

Départ natation. Je suis zen. Le plus long que j'ai jamais nagé, c'est un peu plus de onze kilomètres. Mon entraînement, sur les dix derniers mois, compétitions incluses, représente un total de 90 km. Ouvertement, c'est trop peu. Je compte sur le fait qu'en triathlon, la natation, ce n'est rien par rapport au reste. Mes bras sont ridiculement atrophiés en comparaison de ceux d'Uwe Schiwon, un athlète qui participe au « double » (il part donc pour 76 km...) et qui nage dans la même ligne d'eau que moi. Une montagne de muscles. Des bras comme mes mollets, des mollets comme mes cuisses, des cuisses comme... j'arrête la comparaison. Toujours dans la même ligne d'eau, Dominique Douvier, l'autre français, qui a une préparation natation similaire à la mienne. Sur le papier, nous ne sommes pas prêts. Peu importe, la course ne se fait pas sur le papier, elle se fait en piscine.

Au bout de 100 mètres (un aller-retour) je suffoque, il fait trop chaud. J'attends un peu, histoire de ne pas prendre de décision hâtive, mais au bout d'une demi-heure, mon choix est arrêté, je tombe la chemise, j'enlève ma combinaison. Certains athlètes optent pour les glaçons, qu'ils glissent entre le néoprène et la peau. Chacun son style. Moi je nage en slip de bain. La flottaison est moins bonne au niveau des jambes – tout triathlète un peu futé bat le strict minimum avec les pieds, se préservant pour la suite – mais cette eau à 30°c ne me laisse pas le choix. En parlant d'eau, cette dernière est chlorée. L'organisateur nous soutiendra le contraire, mais les participants du double, après deux jours passés dans l'eau, ne sont pas de cet avis. J'enfilerai à nouveau ma combinaison sept heures plus tard, l'eau étant descendue à 29°c (voire 28°c) et la fatigue ayant fini par s'installer.

Dominique et moi partagerons une position commune sur cette natation : c'était sympa jusqu'au 19ème kilomètre. Au-delà, le bilan est plus mitigé. En d'autres termes, ce fût une grosse galère. Je ne m'écarte jamais de mon plan de bataille, qui, au niveau de la natation, consiste à nager en continu et m'arrêter seulement toutes les trente minutes pour manger, boire, et plus si affinités. En gros, je ne pense qu'à la demi-heure en cours, la suite ne me concerne pas. Valérie, mon épouse qui se métamorphosera en assistante personnelle de choc pendant toute l'épreuve, assure une logistique sans faille. À chaque fois que je m'arrête en bout de piscine, elle est là, j'ai à disposition de l'eau, de la boisson énergétique, des noix de cajou, des infos sur ma progression, c'est royal.

Les derniers kilomètres sont pénibles. 25 km, 30 km, 35 km. Je peine à ramener les bras vers l'avant. Bizarrement, la poussée vers l'arrière, le mouvement propulseur, ne me pose aucun problème. J'ai ralenti, j'ai les épaules en bouillie, mais je suis entraîné et ce mouvement n'est pas gênant. En revanche la partie qui se déroule hors de l'eau, celle qui consiste à ramener sa main le plus loin possible devant, est un vrai calvaire. Je n'y arrive plus. Ça fait trop mal. Alors je ne ramène pas complètement la main. Elle plonge dans l'eau à peine 10 cm devant ma tête et bien au large, franchement sur le côté. Je ne peux pas faire mieux. J'apprendrai plus tard que plusieurs participants du double ont développé la même technique, en bien plus exagéré. Je pourrais presque m'estimer chanceux ne n'avoir été touché qu'au côté droit. Mon bras gauche tient le choc.

Valérie m'annonce joyeusement « plus que 3 longueurs ». Mon côté prévoyant me fait interpréter ça comme « plus que 3 aller-retours ». Ainsi, à l'instant où j'ai bouclé ces fameux 38 000 mètres, ou 760 longueurs si vous préférez, je repars benoîtement pour un tour, m'imaginant être bientôt au bout du bout, alors que j'y suis déjà. « Christian, Christian, Christian! », pas facile d'appeler un nageur fatigué qui vient de passer plus de 17 heures dans l'eau... Je gagne tout de même le bord de la piscine, et sors, pas fâché d'en finir. Mais bon, je m'attendais à pire, c'était long, pénible, mais sans plus. On reste dans le domaine du faisable. Que me réserve la suite ?

1 800 km

Règle n°1 : ne pas faire la course avant la course. J'applique au pied de la lettre le mot d'ordre qui dit « l'endurance, ça commence aux deux-tiers ». Or donc, nous n'y sommes pas. Ainsi, à ce stade, je me préoccupe très peu du classement. De toutes façons, je nage mal. Mais je dors bien. J'ai appris aux 6 jours d'Antibes – en fait, je l'ai appris avant, mais je l'ai vérifié sur le terrain à Antibes, ce qui est encore mieux – qu'il ne sert à rien de jouer avec le feu, et qu'un bon sommeil réparateur est indispensable lors d'une course multi-jours. Mon plan est très simple : debout à quatre heures du matin, et jamais moins de deux heures de sommeil par nuit. Je suis parti à 9 heures du matin. Il est 2h30. Première infraction au règlement, je ne dispose pas de deux heures avant le réveil fatidique. L'exception confirme la règle, la première nuit est spéciale car on a souvent du mal à trouver le sommeil. Après, c'est plus simple. Je m'allonge au calme, en pyjama (oui, j'ai amené un pyjama!) dans mon duvet, sur un matelas de gymnastique dans une petite salle aménagée à cet effet dans la piscine. Formellement, je suis en pleine transition, déjà plutôt du côté vélo. Pourtant, je dors à la piscine. Je ne trouve pas le sommeil. J'enrage. Il est impossible de se forcer à dormir. Je profite tout de même d'un gros « temps calme », j'espère être bien régénéré avant de partir rouler. La journée va être longue. Les suivantes aussi. Il est 4 heures du matin. Il faut y aller.

4h30, je pédale. Enfin. Un premier tour sur la route, avec derrière moi une voiture de police qui me marque à la culotte et m'accompagne jusqu'à l'entrée du parc Niños Heroes, site que j'apprendrai à connaître dans ses moindres recoins. Surtout le tour, je connais très bien le tour. 939 tours en vélo. Autant ne pas les compter, cela me donnerait l'impression de vider l'océan à la petite cuillère. Il y a déjà du monde au parc, entre les concurrents du quintuple qui ont fini la natation il y a longtemps déjà, et les concurrents du déca qui nagent mieux que moi, je suis loin d'être seul.

5 minutes le tour. En gros. Moins de 5 minutes, tour rapide. Plus de 5 minutes, tour lent. Je me cale sur un rythme que j'estime le bon, mon rythme d'entraînement. À peine plus de 25 km/h en début de journée, un peu moins le soir, je reste relativement constant. J'avais prévu de m'arrêter toutes les 4 heures. Mais il y a un hic. L'organisation ne propose pas de ravitaillements style cacahuètes, carrés de chocolat (une denrée quasi introuvable dans ce pays, étrange) comme on trouve communément sur des courses en France. Donc impossible de grignoter en route. Impossible de toutes façons d'improviser une table de ravitaillement avec des victuailles à picorer car en pleine journée les guêpes assaillissent tout ce qui ce mange avec en prime une nette préférence pour le sucré. Qu'à cela ne tienne, j'informe illico Valérie du nouveau plan de bataille : pause repas toutes les deux heures. Repas assis donc, et ce onze à douze fois par jour, aux ajustements coucher / réveil près.

Cette façon de procéder s'avère très efficace. La « cantine » propose toutes sortes de denrées, dispose d'un vrai cuistot qui nous concocte des plats différents chaque jour. Bon, certes, les œufs brouillés, le maïs sous toutes formes et la purée de haricots secs sont des classiques qui reviennent souvent, mais nous nous sommes aussi régalés de buñuelos, quesadillas, hot-dogs, hamburgers, pizzas, pastèque, melon, clémentines... Pour moi, c'est idéal, mon profil « poubelle de table » se régale de ce régime, à tel point que même après la course, je continuerai à manger au même endroit, qui sans relever de la grande gastronomie, permet de s'alimenter en joignant l'utile à l'agréable. Seule ombre au tableau, le café est une vrai lavasse, à l'américaine. Je complète ces pauses déca-quotidiennes (environ 5 minutes, maximum 10) avec de l'eau et de la boisson énergétique dont je remplis mes bidons.

Et voilà comment entre 4h30 du matin (heure du premier coup de pédale) et 1h00 du matin (heure du dernier coup de pédale) j'arrive à caser 20h30 - 12 x 10 min = 18h30 de vélo « efficace ». Cette régularité s'est avérée payante. À 25 km/h, ça donne un total d'un peu plus de 460 km. Je me rapproche de la moyenne « Audax » de 22,5 km/h. Sur le terrain, j'étais un des cyclistes les plus lents. Ceux du quintuple roulaient comme des balles, avec « seulement » 900 km à boucler. Ceux du double (on ne dit pas « double-déca », on dit juste « double ») sont sortis de la piscine bien après nous, ils étaient donc frais et dispos lorsque nous avions déjà une journée dans les pattes. Et tous les autres participants du déca, à l'exception remarquable de Sergio Cordeiro (qui finira 3ème au classement général) me dépassent régulièrement. Pourtant, mon classement, dont je ne me préoccupe qu'une à deux fois par jour, reste bon, entre la troisième et la seconde place. La régularité, l'assiduité, paient. J'ai appris cela en observant l'allemande Martina Hausmann, experte en 6 jours et autres épreuves de course à pied très longue distance. Jamais un coup de pédale plus fort que l'autre, j'ai toujours refusé de dépasser le stade où les cuisses deviennent « dures ». Ne pas se mettre dans le rouge, toujours s'économiser. Je ne suis pas fort, je me dois d'être malin.

Donc, pas d'affolement. Tout de même, il faut beaucoup de recul pour ne pas se vexer lorsque les cyclistes mexicains débarquent, le matin et surtout le soir, sur le circuit. Car oui, le circuit est fermé à la circulation automobile, mais pas aux vélos. Ainsi nous sommes régulièrement enrhumés par des pelotons de cyclistes qui nous semblent aller tellement vite que nous douterions presque de notre capacité, même frais, à les suivre. Je prends ça du bon côté, après tout, ça met de l'animation. C'est comme les canards, ça met un peu de piment sur le parcours. Car oui, les canards ont aussi le droit, comme les joggeurs et les cyclistes, de fréquenter la piste. Le canard, à Monterrey, est placide. Il ne se dandine pas. Il est là. Coin. Et il s'agit de ne pas rouler dessus : Beat Knechtle, vainqueur cette année du quintuple, n'a pas réussi à les éviter l'année dernière. Cela lui a coûté une clavicule, et il a dû abandonner.

Le premier jour, j'ai eu terriblement mal aux épaules. Vestige de la natation. Valérie devait m'habiller, j'étais incapable d'enfiler un t-shirt, encore moins un maillot manches longues moulant, article utile pour lutter contre les nuits longues et parfois froides. Le dossard façon débardeur s'est avéré un fameux casse-tête dans ces conditions, il fallait systématiquement l'enlever puis l'enfiler à nouveau à chaque changement de vêtement. Un vrai calvaire, qui s'adoucira le deuxième jour, enfin, je peux attraper ma fourchette sans soulever mon bras droit à l'aide du gauche. Hourra! Le troisième jour m'inquiétera au plus au point, ce sera ma plus mauvaise journée au niveau kilométrage, je suis terrassé par un terrible mal aux fesses. Ces dernières sont violettes, ma selle (cassée dès le premier kilomètre, je ne m'en suis aperçu qu'au dernier moment...) repose directement sur la tige de selle, avec autant d'amorti en moins. On bricolera un amortisseur de fortune avec les chaussettes de Valérie. Lorsqu'il fait suffisamment froid, je porte 3 cuissards (deux courts, un long) les uns par dessus les autres pour atténuer la douleur. J'ai aussi mal aux avant-bras, là où j'appuie sur le cintre de contre la montre, et aux pieds, mes chaussures légèrement trop petites s'avérant un très mauvais choix. Pour cette raison, à chaque pause, je quitte désormais ces maudites chaussures pour enfiler des chaussons à la place. Encore une fois, Valérie fait un boulot énorme et fantastiquement efficace, je n'ai qu'à demander, et au tour d'après (5 minutes, rappelez-vous...) j'ai ce que je veux.

Le vélo a aussi été l'occasion de faire connaissance avec les autres concurrents. Le « drafting » (profiter de l'aspiration, rouler en peloton) est formellement interdit, mais rouler à deux de front à deux mètres d'écart pendant quelques kilomètres, c'est toléré. Les profils sont très différents, allant du hongrois taciturne Antal Voneki à l'américain exubérant Wayne Kurtz. Je dévide tout mon répertoire de blagues anglophones à ce dernier. On s'en est payé une bonne tranche. Faire de la course un moment social convivial, agréable, c'est ma solution pour rendre acceptable cette épreuve pantagruélique. C'est une compétition, certes, mais il faut que ça reste soutenable. Il faut durer. Alors passé minuit, lorsque la fatigue m'envahit, je chante du Joe Dassin « à Paris, à vélo, on dépasse les autos, à vélo, dans Paris, on dépasse les taxis... », avançant comme un zombie à 18 km/h, zigzaguant au bord de l'assoupissement, mais fondamentalement heureux d'être là, ayant conscience de vivre un moment exceptionnel et privilégié.

La fin du vélo approchant, je commence à m'enquérir du classement. Je semble prendre racine, je me suis confortablement installé en seconde position. Le premier est environ une heure devant. Il me reste 100 km à faire. Il est bientôt 23h00. Finir le vélo maintenant et dormir plus tard, au moment de la transition, c'est tentant. Mais ça dérèglerait mon rythme de sommeil. J'ai la conviction profonde que pour dormir seulement 2h30 par nuit, et ce pendant plusieurs jours, il faut absolument que ce sommeil soit effectué dans de bonnes conditions, et typiquement à heure fixe. Je ne veux pas me décaler. Pas maintenant, il est trop tôt. Alors peu après 1h00 du matin, je laisse filer le premier, qui est à peine 30 km devant moi, et je m'en vais dormir. Je prends une bonne douche, la dernière, avant de me glisser dans les draps de mon lit, dans une chambre au 3ème étage du village olympique. Demain, je n'aurai que 40 km de vélo à faire. 1h30 en profitant du coup de fouet matinal. Et après, ce sera la course. La course à pied, la vraie, ma spécialité.

422 km

Le réveil est difficile. Hier j'étais parti survolté, ce matin j'ai un peu de mal, mais je n'ai pas le choix, il faut y aller. Comme prévu, le reliquat de vélo est une formalité. J'enfile rapidement mes chaussures et découvre le tour du parc Niños Heroes sous un autre angle. À pied, et en sens inverse. Sans exagérer, c'est très différent. Nous circulons légèrement à l'intérieur, alternant trottoir et contre-allées, et si l'on ajoute à cela la (très nette) différence de vitesse, on se croirait presque ailleurs. Je soutiens qu'il y a, sur cette course, cinq parcours différents. Le parcours vélo de jour, le parcours vélo de nuit, celui à pied de jour, de nuit, et le dernier tour à pied qui est encore différent de tous les autres. Mais le dernier tour à pied, j'en suis très loin. Il y en a 222 en tout.

Je ne peux pas m'empêcher de suivre l'évolution du premier. Je pense qu'il a commis une erreur. Il n'a pas dormi. Il a désormais 25 km d'avance sur moi. 13 tours. C'est énorme, ça représente environ 4 heures. En même temps, j'ai une nuit de sommeil d'avance... Au niveau tactique, je n'ai jamais rien vécu de plus passionnant. Dave Clamp, qui est donc devant moi, est un très bon coureur, avec des records personnels sur marathon et Ironman « normal » bien meilleurs que les miens. Il a la cinquantaine, une expérience phénoménale, a déjà fini un « déca ». Pourtant, il n'a pas dormi. Expérience ou pas, je suis intimement convaincu qu'il va le payer.

Je pars bille en tête, sans trop en faire, mais bien décidé à maintenir une pression constante. Mon vélo à l'économie a suffisamment bien préservé mes jambes, mon jogging matinal se passe sans accrocs. J'ai mis en place une variante de la stratégie que j'avais adopté à Antibes, je marche 40 minutes, puis cours 1h20. En vérité je module un peu, si la météo est clémente, s'il ne fait pas trop chaud, je cours 1h30. Si le soleil cogne, je rogne et tombe à 1h15, voire 1h00 seulement. J'avance bien. Et toujours un repas toutes les deux heures. On ne change pas une équipe qui gagne. Valérie, une fois de plus, huile tous les rouages de la mécanique. Ainsi je peux manger en marchant, car au moment précis où je passe, la gamelle est prête, j'ai à peine besoin de m'arrêter. Et certaines fois je passe sans m'arrêter du tout. Je ne cours pas très vite, je ne marche pas très vite, mais cette technique « zéro arrêt » est redoutablement efficace.

Mon objectif : ce soir, être au moins, une fois, dans la journée, passé devant Dave. Demain, avoir rattrapé ma nuit de sommeil, ou comblé les quatre heures. Ensuite, prendre le large. Dave m'impressionne. Il fait preuve d'une ténacité incroyable. Il est marqué par la fatigue, la chaleur ne nous aide pas, pourtant il ne lâche rien, il court toujours, et s'accroche. Je suis déçu car je pense qu'il a fait une erreur de gestion et j'aurais préféré qu'il fasse sa course idéale, ce qui nous aurait permis, je pense, à tous les deux, d'aller encore plus loin.

La nuit tombée, je fais un point kilométrique, et j'estime que sauf erreur de gestion de ma part, j'ai de bonnes chances de gagner la course. Dave a été contraint de s'arrêter pour dormir et gérer divers problèmes. Pendant ce temps j'ai continué à mon rythme. 130 km en moins de 20h le premier jour. Pas mal. Idéalement, je dois pouvoir tenir le même kilométrage les autres jours, 130 km c'est ce que j'ai fait sur les 4 derniers jours à Antibes. Alors, pourquoi pas ici? Si je tiens ce rythme, je suis dans les clous pour titiller le record du monde, qui est de 8 jours et quelques minutes. Je vais viser ça. Si ça passe, tant mieux. Si ça ne passe pas, peu importe, je suis venu ici pour finir, un podium se présente, je n'ai rien à perdre.

J'ai opté pour une nuit à la belle étoile. Je n'ai plus envie de monter, et encore moins de descendre, l'escalier qui mène à ma chambre... Et puis je pense qu'il est enfin temps de jouer le chrono, de faire la course, d'attaquer. J'ai peut-être été optimiste (traduire, « j'ai commis une grossière erreur ») en m'installant sur l'herbe et non pas sur un banc à l'abri de la « tente en pierre ». À Monterrey les nuits sont fraîches mais en plus d'être fraîches elles sont humides. Au petit matin, quand mon réveil sonne, je suis englué dans des couches et des couches de vêtements trempés. Tout est trempé. Mon duvet est trempé, mon collant est trempé, mon maillot est trempé, mon bonnet est trempé. Je suis glacé. Je pars en marchant, pas très fier de moi, mais bien décidé à ne pas m'en laisser compter et à boucler mes 130 bornes d'ici le prochain « dodo ».

La journée est exténuante. Il fait chaud, une chaleur humide, pénible. J'attends la soirée avec impatience. L'après-midi je remplace souvent la course par de la marche, m'imaginant rattraper une partie du retard accumulé le soir, lorsqu'il fera plus frais. Mais la nuit est humide, courir est un calvaire, je suis en nage très rapidement, et dès que je m'arrête, je suis à nouveau glacé. J'effectue quelques tours avec mon casque MP3 à fond, ultime cartouche pour me motiver, et le verdict tombe au moment d'aller me coucher : seulement 120 km aujourd'hui. La poisse. Ah, si j'avais mieux dormi? Inutile de refaire l'histoire, c'est fait c'est fait, je ferai mieux demain, c'est tout. Comme le dit si bien Guy Rossi « c'est la vie, et elle est belle ». Ce soir je dormirai à nouveau dans ma chambre. La belle étoile, j'ai testé, on ne m'y reprendra pas. Idéalement, j'aurais dû monter une petite tente sur le bord du parcours. À noter pour la prochaine fois.

3ème jour à pied. L'horreur. Le réveil a été très difficile. J'essaye de courir. Impossible. Oh bien sûr, je peux courir, mais deux cent mètres, et c'est tout. Au-delà, j'explose. Je tente de me rappeler ce que c'est qu'un entraînement. Une heure en courant, c'est rien du tout! Mais là, au bout d'une minute, je cale, plus rien, plus de jus, plus de motivation, avec en prime des douleurs bizarres et plutôt inquiétantes qui surgissent au niveau des mollets et des ischio-jambiers. Le second est maintenant loin derrière, d'un point de vue tactique, la course est finie. Le record du monde est un tout petit peu devant, je tente de relancer pour l'accrocher, mais rien ne vient. Je mange, je bois, rien n'y fait. La chaleur m'énerve, elle ne facilite pas la tâche, pourtant elle n'est formellement pas insoutenable, j'ai connu pire. Je m'ennuie, je suis seul. Valérie me dit que j'ai un fan-club, là-bas en France, qui me suit et me soutient. Super, génial, mais là ici au parc je suis désespérément isolé.

Les heures passent. Je ne cours plus. Déchéance totale, je culpabilise, je m'imagine être parti trop fort le premier jour. Avec le recul, je pense que non. Mais il est difficile d'être lucide à ce stade de la course. J'ai vu des éléphants sur le parcours quand je pédalais, j'ai vu des hiéroglyphes incas au sol pendant que je marchais hier soir. En proie à des hallucinations quasiment chaque soir depuis bientôt une semaine, j'accuse le coup. Après tout, j'ai toujours pensé cette épreuve comme un « six jours » un peu gonflé, et nous en sommes au septième jour. Et si je m'étais trompé? Là où je ne trompe pas, c'est qu'en toute circonstance, il s'agit d'avancer.

Je marche donc en essayant de ne quasiment jamais m'arrêter. Et la nuit, je marche aussi. Je fais une croix sur ma nuit de sommeil. Je n'ai pas avancé suffisamment vite aujourd'hui, tant pis pour moi, je rattraperai le retard en nocturne. Je remplace mes 2h30 de sommeil par quelques pauses de 10 minutes et une sieste un peu élargie de 30 minutes au petit matin. J'ai passé le cœur de la nuit seul sur ce parcours, tous les autres coureurs dormaient, seuls trois cyclistes du double étaient encore en lice. Encore une fois, tout ça c'est grâce à Valérie qui était là pour me réveiller et palier à chaque fois à tous mes besoins. J'ai limité la casse, 95 km effectués aujourd'hui.

Dernier jour à pied. Dernier jour tout court. Je suis à peu près certain de finir aujourd'hui. Moins de 9 jours. Ce sera pas mal. Il me suffit de marcher en continu et ce sera fait. Il suffit d'avancer. J'ai deux belles ampoules, une à chaque pied, les jambes un peu dures, mais pas d'avarie importante. Juste cette foutue incapacité à courir, je me demandais même hier si, un jour, j'arriverais à nouveau à courir une heure sans m'arrêter. À ce stade, je pense que non. Je suis fini.

Et puis le soleil se lève. Et puis il est neuf heures du matin. Et puis tiens, dis-voir, ça fait tellement d'heures que je marche, à force de me reposer je serais presque en forme. Et puis, oh, mais ça c'est extraordinaire, si je fais 44 km en moins de... 8 heures, je peux faire un temps global de moins de 200 heures. Tout de même, ce serait dommage de rater ça. Je me ressaisis immédiatement. Je pars, tout net, et passe de 26 minutes au tour à 14 minutes. J'en aligne 9 comme ça. Deux grosses heures. Je n'ai jamais été si motivé, ni si heureux. Valérie est partie dormir, elle ne sait pas que je viens d'accélérer. Pour me réchauffer le cœur, je peuple le parcours de deux haies de supporters. J'y mets tous mes amis, en train de crier, pardon, de hurler « allez Christian ! » façon Tour de France. Effet garanti, facile de construire des mirages lorsque les hallucinations sont monnaie courante. Je refroidis la machine à grande eau, mouillant à chaque tour mon bob en coton à bord large, bien plus efficace qu'une casquette saharienne en synthétique. C'est le plus beau marathon de ma vie. Valérie débarque au beau milieu de ce regain de forme improvisé. Elle semble heureuse. De mon côté, je n'ai (presque) plus mal aux pieds. Mes douleurs sous le pied, celles qu'à Antibes j'attribuais au sentier du Poilu (brave Poilu, il n'y était pour rien le bougre, c'est juste qu'au bout de 300 bornes, on a mal aux pieds) ont disparu avec mon humeur maussade. Il faut positiver, on ne le répétera jamais assez.

Après ces deux heures de folie, je mange, et m'accorde une brève pause. Je risque et j'ai surtout peur de la surchauffe. Il reste tout de même plusieurs heures de course, il fait grand soleil, et j'ai une quasi nuit blanche derrière moi. Je repars sur un rythme intermédiaire, et pour le dernier tour, fort d'une avance confortable de plus d'une heure sur l'objectif « moins de 200 » nous offrons, avec Valérie, une glace à tous les autres participants du déca. C'est donc un cortège international, rassasié et souriant qui débarque sur la ligne d'arrivée, peu après 16h00, un lundi après-midi de novembre, sous un radieux soleil mexicain.

PS

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  • Une variante de ce compte-rendu a été publiée dans le magazine Ultrafondus n°76, je ne peux que vous recommander cette saine lecture.
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Mis à jour le mercredi 16 mars 2011.