CR Tunnel Ultra

1er - 3 mars 2024

Avant de lire ce CR, sachez qu'Antoine Castagné a fait un superbe reportage sur le sujet, pour en savoir plus : article dans le Parisien, vidéo sur Youtube, vidéo sur Dailymotion.

Je suis donc de retour dans le Tunnel. J'y étais déjà en 2021 et donc je signe à nouveau pour courir 320 km dans le noir, sous terre, en moins de 55h. Alors, en vrai, soyons honnêtes, le tunnel ne fait pas 1 mile de long (1610 mètres) mais bien 1 mile "et des brouettes" soit 1680 mètres. Donc la distance, réelle, c'est 336 km. Avec un petit dénivelé, compter qu'en moyenne c'est en pente à 1% ça fait tout de même 1500m de D+ à l'arrivée.

Attention, ceci n'est pas un ultra-trail, ni un "48h sur circuit" c'est... très spécial.

Le tunnel
La sortie du tunnel, côté sud-est. Photo prise la veille de la course. Désert.

Paysages ? Toujours le même, le tunnel, à part à chaque bout, un brin de lumière. Virages ? Oui bon, ça tourne légèrement à gauche quand on monte, légèrement à droite quand on redescend, dans l'ensemble c'est tout droit. Monotonie ? Ouiiiii !!! Ravitaillement ? Une table avec des barres énergétiques et de l'eau, et deux ou trois autres trucs, mais ne comptez pas sur un petit déjeûner anglais avec des oeufs brouillés et du bacon, ça n'arrivera pas. Une aire de repos ? Oui, bien sûr, de préférence dehors, à l'extérieur du tunnel, sous la pluie. Mais alors, c'est un truc de trimbrés ?

Sous terre
Horizon typique. Vue prise "en éclairage de jour". La nuit, de 23h à 5h, ils éteignent tout.

Oui.

L'année dernière, je me suis mangé deux "pelles", deux compétitions pas très bien réussies, un abandon à la Transpyrénéa et une contre-performance à la Big Dog Backyard .

En 2024 donc j'ai décidé de me concentrer sur mes acquis, les trucs qui marchent, les bonnes vieilles recettes. Pas de trail, que tu bitume, du circuit, de la route, retour aux fondamentaux.

J'ai longuement réfléchi à "pourquoi ça a merdé ?". Il y avait l'entraînement en dilettante, c'est certain. Mais pas que. Aussi un manque général de sérieux, d'engagement. Donc là, sur le Tunnel, je mets le paquet, je vais me refaire la cerise, j'y vais avec les crocs !

Flic floc
Chef, y'a des infiltrations chef !

Mon entraînement manque de kilomètres, seulement 220 bornes en février, un peu plus de 300 en janvier. Il m'est déjà arrivé de faire le double. J'accuse un poids de 88kg sur la balance, bien 10kg au-dessus de ce que fais lors que "j'avance bien". Mais... c'est pas si grave. J'ai une telle envie de prendre ma revanche, que c'est pas si important que ça. Ce que j'ai super bien géré:

  1. ravitaillement aux petits-oignons, un petit "wrap" jambon pour chaque tranche de 3h, prêt à être déballé, des sucreries, des sodas, boissons énergétiques, je suis bien;
  2. vêtements chaud, mono-tenue. Dans le tunnel la météo change peu (!) en revanche il fait froid et humide. Je mise sur une tenue très confortable, chaude, la plus respirante possible pour contrecarrer l'humidité. Je ne me changerai pas de la course. Mêmes chaussettes, même slip, même tout. Juste éventuellement une parka que je mettrai si je grelotte avec la fatigue. Le gros de la régulation thermique se fera simplement en ouvrant ou pas les fermetures éclairs de mes différentes couches.
  3. préparation des pieds, j'ai bien observé qu'à l'entraînement ça faisait de la corne juste comme il faut, j'ai rabotté ça avec amour, mais pas trop, l'avant-veille et la veille de la course. Bilan -> à la fin, je n'aurai aucune, mais vraiment aucune ampoule ni même début de frottement. Rien, des pieds de bébé.
  4. du sommeil, du repos, du calme, de la détente, avant la course. Simple, mais redoutablement efficace.
  5. plan de route : comme j'ai fait des backyards récemment, je me dis que je peux m'inspirer d'un rythme calé sur une heure. Donc je vais, sur chaque heure, courir 40 à 50 minutes, et marcher le reste. Ça devrait - en théorie - faire bien davantage que 6,7 km/h et à ce rythme : on finit dans les temps.
  6. objectif : finir. 54h59m, c'est OK. Cerise sur le gâteau, ce serait d'être le premier à finir *DEUX FOIS* le tunnel. On est 5 à avoir déjà fini, et à re-tenter l'expérience cette année. Il me suffit d'être le premier de ces 5 là. La victoire au général, si je peux l'avoir tant mieux, si non tant pis, j'en fais pas une affaire d'État.

Voilà, c'est tout, le plan, la prépa, tout tient là-dedans, y'a rien d'autre.

Ah, et aussi, il y a un autre français sur la course, Ronan. On fait connaissance, on cause, un journaliste a aussi fait son apparition, on fait des interviews une petite heure avant le départ, ça commence à avoir du succès cette histoire de tunnel ! D'autant que la BBC a carrément dépêché plusieurs journalistes, ils ont des caméras de 10kg et filment et tout le tralala.

Mark, l'organisateur, en bon anglais pince-sans-rire qu'il est, a placé les toilettes (le bloc en plastique bleu habituel) au beau milieu de l'unique mais énorme flaque d'eau près du départ. En marchant sur une ou deux pierres branlantes on arrive à y entrer sans tremper ses chaussures, mais c'est jamais gagné. On est bien ici, entre amis, on se comprend, on a les mêmes valeurs, ça fait du bien.

C'est le printemps
Ah, la nature. Le printemps. C'est beau. Mais ça ne vaut pas un bon vieux tunnel.

Départ, comme il se doit, en file indienne.

Je pars dans les derniers, marche pendant environ 2km, puis me mets à courir, un peu plus tôt que d'habitude.

Un coureur a ouvert les hostilités à 12 ou 13 km/h, à vue de nez. Bon, vu son gabarit et le boucan qu'il fait avec ses pieds au sol, je me dit que cette tactique ne l'emmènera pas très loin. La suite me donnera raison.

Ronan avance bien, j'avance bien, tout va bien, c'est cool.

En vérité, deux choses simplifient tout par rapport à 2021:

  1. ils ont refait l'éclairage du tunnel, avec des lampes à LED, légèrement jaunes, et donc l'ambiance est beaucoup plus lumineuse, moins blafarde, on s'y sentirait presque à l'aise.
  2. la piste cyclable - car le tunnel est en fait un ancien tunnel ferroviaire réaménagé en piste pour les cyclistes et autres promeneurs - est fermée un peu plus loin. Donc ça décourage les foules, et le tunnel nous est, de facto, quasi réservé, a fortiori un vendredi, jour de semaine.
Marquage au sol
La distance est marquée au sol. Ici, il reste 200m à faire. Et on a déjà fait 1500m.

Conditions exceptionnellement favorables, il s'agit d'en profiter.

L'organisateur, pour nous rendre service et nous faire gagner du temps - mais vraiment ce Mark, il est d'une générosité et d'une attention touchante - a supprimé l'affichage du nombre de tours faits, à l'entrée du tunnel. Et il n'a pas tord, la plupart des gens perdaient beaucoup trop de temps à regarder leur kilométrage, en pensant peut-être naïvement qu'en le regardant suffisamment longtemps, ça allait augmenter. Mais non. Donc bref, si on veut connaître nos temps, ils faut aller sur Internet avec son téléphone et consulter le suivi live.

Mais bon, Internet... dans le tunnel...

Les toilettes
Le bloc sanitaire. Judicieusement placé. Bien faire attention à marcher sur la pierre en sortant, sinon plouf.

Au début, j'ai compté mes tours, puis j'ai laissé tomber. Trop compliqué pour ma petite tête. Ma théorie : si je cours 40 ou 50 minutes par heure, et que le reste du temps je marche et m'arrête très peu, au final ça fera un bon rythme. Et ça a très bien fonctionné.

Et alors donc, maintenant, que faire ? Avancer, pardi ! Et surtout éviter à tout prix les hallucinations de 2021 qui, si elles permettent d'écrire de magnifiques compte-rendus, sont très inefficaces.

On me demande parfois des "techniques" de préparation mentale... Vous voulez des techniques ? Alors voilà des techniques, moi j'ai bouffé des kilomètres, vous allez manger de la technique.

Plus sérieusement:

  • je l'ai déjà dit mais j'insiste, j'ai misé sur du repos *en amont*, la veille, et surtout gros sommeil l'avant-dernière nuit avant la course. La veille donc, je me suis promené au-dessus du tunnel, dans la campagne anglaise. Super ballade, à écouter les petits oiseaux et profiter de la verdure. Arriver reposé. La base. Simple, basique, efficace.
  • routine, routine, routine, mes arrêts au stand étaient mécaniques, je savais comment étaient rangés mes sacs, le jaune avec les vêtements et l'électronique, le vert avec la bouffe. Pas de fioritures, pas de surprises.
  • je me suis concentré sur... la route. Pas, le tunnel. Juste, la route. Les 10 mètres de bitume devant moi. Ne pas lever les yeux, fixer le petit ruban juste devant mes pieds. Ça paraît idiot mais, si on fait abstraction de ce qui se passe en l'air, le bas du tunnel, c'est juste une route tout à fait normale. Donc j'ai très peu regardé les lumières, le plafond, toutes ces zones d'ombre qui sont si différentes, dans le tunnel. Mais ce qui se passe par terre, vraiment, tout est normal, rien de particulier, une route, un genre de trottoir-caniveau à gauche, le même à droite, franchement, la routine. Et j'ai focalisé toute mon attention là-dessus, rien que là-dessus, et sur rien d'autre. Bye bye les hallus !
  • dans le même ordre d'idée, j'ai couru, autant que faire se peut, en association. Il y a deux grandes façon de gérer ses pensées : en association, vous êtes dans l'instant présent. En dissociation, vous vagabondez, vous rêvassez à autre chose. Il n'y a pas vraiment de "meilleure" posture. Ça dépend des moments. Mais si l'objectif c'est de *combattre des hallucinations* alors sans hésiter, il faut tout miser sur l'association. Lors de la Transpy, en août j'étais énormément en dissociation. Ailleurs. Je crois que j'ai surtout pensé à mon épouse Valérie et pas beaucoup aux Pyrénées. C'était bien, j'ai traversé la montagne transi d'amour, mais bon, au final, j'ai bâché, et j'avais la tête ailleurs. Mais dans certains cas la dissociation, c'est utile. Par exemple, pour combattre l'ennui. Mais moi, je ne m'ennuie pas, la course, c'est mon truc, et pour peu qu'il y ait un peu de compétition, aucune chance que je perde le fil. Donc là, j'étais dans l'instant présent, dans mon tunnel, pas ailleurs. Les seules pensées externes c'était "alors là, est-ce que j'ai chaud et il faut que j'ouvre ma veste, ou alors j'ai froid et il faut la fermer ?". Que du terrain, du réel, des trucs sur place. Horizon le plus lointain en terme de temps, le bout du tunnel à 10 ou max 20 minutes. Ici. Maintenant. Point. Le tunnel, rien d'autre.

Et voilà, tous mes secrets en 4 paragraphes. Vous noterez que nulle-part il y a "être super fort, lutter contre la douleur" ou ce genre de chose. Juste du pratique, du simple, de la posture intellectuelle, et c'est tout. Pas besoin d'aller chercher des trucs de dingue quand on peut résoudre trouver une solution facilement. Pas besoin de souffrir.

Mais revenons au déroulé de la course.

Neige
L'aire de ravitaillement. Tout confort.

Après la première nuit, au petit matin, on a eu une bonne surprise. Il neige ! Réchauffement climatique ou pas (je ne suis pas climatosceptique hein, mais force est de reconnaître que là, 2 mars 2024 en Angleterre, ça caillait dur, en moyenne il fait chaud, mais là, ce jour précis, aglagla) toutes nos affaires, placées évidemment à l'extérieur du tunnel, étaient recouvertes de neige.

Et donc quand je fouille dans mon sac... j'ai les mains gelées, et il me faut un aller-retour dans le tunnel pour réchauffer. Fort heureusement je ne m'arrête pas souvent. La plupart des coureurs et coureuses ont rappatrié leurs affaires à l'intérieur du tunnel. L'organisateur tolère. Il est dur en affaires, mais ce n'est pas un monstre. Je dois être le dernier des Mohicans à garder mon sac dehors puis comme les autres, je craque, et je rappatrie tout dedans.

Recherche intense
Petite pause technique, à la recherche de denrées commestibles, probablement.

Et comme prévu, à mi-course, c'est un peu l'hécatombe, on a perdu les deux tiers des participants. À 27h30 on doit avoir fait la moitié de la distance. Officiellement 100 miles / 161 km, en pratique, 168 km si on en croit la longueur du tunnel. L'idée étant que c'est impossible de faire un "negative split", à savoir aller plus vite sur la seconde moitié que la première. Et oui, c'est impossible.

Car la seconde nuit, c'est le coeur de l'épreuve. La première nuit bon, sachant qu'on part à 15h30, elle passe toute seule. Mais la seconde... c'est une autre affaire. Comme il est très compliqué de dormir (pas d'endroit dédié...) tout le monde est en déficit de sommeil. Et à l'extinction des feux, on se retrouve avec 200 bornes dans les pattes, dans un noir d'encre, et le tunnel est désert. Aucun promeneur, rien, juste une toute petite dizaine de compétiteurs, dans des états de délabrement plus ou moins avancés. J'ai lu quelques personnes qui ont fait le tunnel, et on arrêté avant cette fameuse deuxième nuit, et qui racontent que "c'est pas si horrible que ça". Mais parmi celles et ceux qui ont fini, j'en ai vu très peu raconter que la seconde nuit était passée comme une lettre à la poste. C'est compliqué, vraiment.

Je me suis concentré sur une chose: garder le rythme. À l'inverse de 2021, où je m'étais dit "tu ne dors pas", là je me suis dit "si ton rythme baisse trop, tu dors un peu". Et c'est ce que j'ai fait. Plutôt que de jouer au zombie, dès que je sentais que je divaguais et marchait trop -> hop, micro-sieste.

J'en ai fait 5. 10 minutes, 15 minutes, et 3 fois 5 minutes. En échange, j'ai été nettement plus rapide qu'en 2021, je suis toujours resté dans un état où je pouvais trotter s'il le fallait. En 2021 j'avais peur de ne pas me réveiller. Là j'ai juste fait confiance à mon téléphone, je me suis allongé tranquillement, au début près de l'entrée du tunnel puis carrément au milieu, à l'endroit le plus chaud. Top confort.

L'arrivée
Voilà, une bonne poignée de main, une médaille, ça valait vraiment le coup.

Le dimanche matin - là on est environ à 40 heures de course - j'ai fait une ou deux heures en marchant avec David et Kevin, qui ont fini respectivement premier et troisième de la course. David a une pêche d'enfer, je pense qu'il va éclater le record de la course. Et puis finalement non, il finit tranquille, sans trop forcer apparemment, et va pour finir juste au dessus du record en question. Kevin est inquiet pour sa troisième place mais je le rassure, les suivants, derrière lui, n'ont pas l'air très vaillants non plus...

À part peut-être la féminine, Agnieszka Kaminska, qui est un véritable métronome. Elle ne faiblit pas, et remontera assez fort au classement.

En ce qui me concerne, quelques heures avant la fin, je réalise que je peux aller chercher "moins de 48h" alors je me fais un petit peu violence pour relancer la machine. Et puis finalement ça sera carrément moins de 47h.

Je suis content, j'ai amélioré ma marque personnelle de plus de 4 heures, et je finis lucide, sans hallucinations ni rien. Fait remarquable, je suis le premier à avoir fini le tunnel 2 fois. Sur les 5 partant(e)s qui l'avait déjà fini une fois, 2 autres finiront aussi, ce qui porte le nombre global de "double finisheurs" à 3.

Je reviendrai.

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Mis à jour le samedi 16 mars 2024.