Raid 28

Je ne sais pas dire non. Enfin, si parfois. Mais quand mon cher et tendre lance une idée stupide mais qu'il sait parfaitement orner d'un enthousiasme à tout épreuve, je ne sais pas dire non. Pour commencer 2011, son idée de génie a donc été : "Et si on faisait le Raid 28 ?" Et moi, je ne sais pas dire non.

Le Raid 28, c'est un concept particulier. Une course de 80 km environ, en équipe mixte, en orientation, de nuit, en janvier. Ça n'est pas comme cela, en général, qu'on imagine le week-end romantique. Mais en réalité, ma première objection a été "D'abord, tu ne trouveras jamais trois inconscients qui accepteront." Il faut bien reconnaître que les perfs de Christian peuvent faire peur aux coureurs qui ont mon rythme, et ma vitesse de pointe peut ralentir les acolytes de Christian. Mais je n'ai pas été psychologue en lançant un "Tu n'y arriveras pas" car s'il y a une chose qui motive Christian, c'est les "Pas chiche !" Niveau mental... très proche du participant moyen au Raid 28.

Christian a donc commencé par demander à notre voisin cent bornard s'il ça l'intéressait de découvrir une super course originale. Banco. Puis il a jeté un œil sur le forum Ultrafondus.
"Avec qui ai-je déjà couru le Raid 28?" Ils étaient déjà maqués avec d'autres équipes.
"J'aime bien les messages de qui ?" Gaël alias Bombyx et Pierre alias Soul94. "Je leur envoie un message privé."
"Valérie ? Ça y est, je nous ai formé une équipe !"

Échange de messages électroniques, brainstorming pour trouver un nom... Le premier sera le bon. En inversant judicieusement deux lettres dans Raid 28, et en ajoutant une consonne muette, on obtient Radis 28. Parfait. Nous découvrons dans la foulée que le radis est de la famille des bracicacées. Quel heureux hasard, pour une équipe de bras cassés.

Et nous voici arrivés au 15 Janvier, jour du départ.

Ah Ah Ah ! Très drôle ! J'ai une expérience du tonnerre, construite tout au long de... l'année 2010.
Combien ai-je déjà couru de courses longues, déjà ? Ah oui, c'est ça, une seule de plus de 42,195 km.
Mon expérience de la course nature ? Je me souviens, en 2004, j'ai couru un trail découverte de 12 km, à la fin du printemps, le long de jolis sentiers sur une colline ensoleillée.
Malgré cet énorme bagage, étonnamment, je n'ai encore jamais associé course longue et course nature. Ce sera l'occasion de commencer, n'est-ce pas ?

Bon, sinon, moi, la nuit j'aime bien dormir d'habitude. Ça fait partie de mes petites originalités. Mais honnêtement, j'aime bien être originale. Le Raid 28, lui, c'est pas son truc les gens qui dorment la nuit. Ce qu'on fait plutôt, quand on s'appelle Turoom, c'est proposer un départ à 22h, un samedi soir. A l'arrivée, le dimanche à 16h, il y a 4 matelas de sol dans le gymnase. Pour 34 équipes de 5 coureurs. Turoom ? se demandent certains. Turoom est l'acronyme de T'es Un Raideur Oui Ou Merde ? C'est le nom de l'équipe organisatrice du Raid 28. Quand on aime ce genre de plaisanteries, il faut avouer qu'ils sont sacrément rigolos.

Les rôles ont été distribués. Dans l'équipe, trois gars ont l'expérience du Raid 28. Nous décidons donc de répartir sur leurs épaules les rôles d'orienteur, de pointeur et de capitaine. Pierre sera orienteur. Il devra faire attention aux cartes, décider du trajet à suivre et nous mener aux balises. Gaël sera pointeur. Il ira physiquement jusqu'à chaque balise et poinçonnera le précieux carton prouvant nos passages. Si une balise est de l'autre coté d'un ruisseau glacial par exemple, il aura le privilège du bain de pieds. Christian sera capitaine. Il lira à haute voix les indications pour trouver les balises. C'est comme cela que Pierre peut les positionner sur les cartes. Christian sera aussi le preneur de décision. C'est à lui de répondre à la question : "Celle-là, on va la chercher ?" Mouss et moi n'avons pas de rôle prédéfini, pour cette année, découvrir l'épreuve suffira.

Samedi soir, on est tous dans un gymnase paumé au fin fond de la Beauce. Oups, pardon : nous sommes en plein cœur de la Capitale Mondiale de l'Épouvantail. Équipés de pied en cap. A quatre. Bombyx n'est pas notre orienteur. Et d'ailleurs, il est perdu dans Beville-le-Comte depuis 40 minutes. Nous avons tout le temps de nous équiper, de régler nos lacets, de vérifier une dernière fois notre équipement et de nous restaurer. Mais attention ! Interdiction formelle de manger le radis fétiche. Dans notre panier bio de la semaine, nous avions un beau radis, spécimen d'un kilo. Christian a pris sa première grande décision de Capitaine des Radis 28 : une moitié du radis géant nous attendra à l'arrivée, et l'autre voyagera dans son sac. On prévoit des retrouvailles émouvantes. En attendant, nous accueillons enfin Gaël.

Deuxième décision du Capitaine : papoter pendant le briefing au lieu d'écouter.

Troisième décision : envoyer plutôt l'orienteur chercher les cartes et les instructions, données au top départ. Pierre est sur la ligne de départ, prêt à s'élancer, quand l'organisation annonce la couleur : "Les capitaines, vous enlevez vos chaussures et vos chaussettes, vous venez les déposer. Au top départ, vous venez vous rechausser en vous ne récupérerez les instructions que lorsque vous aurez enfilé vos deux chaussures." Bien entendu, Pierre est le seul de l'équipe à avoir deux paires de guêtres enfilées l'une sur l'autre au dessus de ses chaussures bien lacées. Rappelons qu'il s'est appliqué, en attendant Gaël. C'est pas grave, c'est l'orienteur. Il remettra ses guêtres pendant que nous étudierons la carte...

La tactique de course a déjà pris de l'importance, donc, dès les dernières minutes avant le top départ. Les questions vont ensuite se succéder. Nous devons aller à la chasse aux balises, sachant que :

  • les passages aux 19 points de contrôle sont obligatoires, et doivent être franchis par l'équipe complète ;
  • les balises vertes, si elles ne sont pas poinçonnées, engendrent des pénalités variables (10 minutes, 1h...) ;
  • les balises bleues sont les optionnelles. Les baliser rapporte des bonus en temps ;
  • les spéciales sont a priori spécialement difficiles à trouver. Mais elles rapportent aussi des bonus ;
  • il y a des temps limite à quelques points de passage.

Et à la fin, on additionne temps couru, temps de pénalités et on soustrait les temps bonus. On obtient ainsi un temps compensé, ce qui permet de classer les équipes. Ça peut avoir l'air de rien comme cela, mais la compensation, et donc la tactique de course, est extrêmement importante pour le classement. Alors que cette année, toutes les équipes sont arrivées dans une plage d'une heure, les temps compensés s'étalent sur 22h (de 4h20 à 26h15).

Mais la tactique de course, c'est le capitaine qui la décide, en fonction de l'évaluation de nombreux paramètres. Quant à moi, j'ai la surprise de nous voir partir sans hésitation dans la bonne direction à 22h05, 5 minutes après avoir reçu cartes et instructions. La première balise est énorme et très visible. A partir de 22h15, j'ai entièrement confiance dans les capacités d'orienteur de Pierre. Je cours dans la nuit, puisque c'est mon boulot. Et voilà, c'est si simple.

Puis très rapidement, à la balise 5, sur 119 au total, nous ne trouvons pas. Nous avons l'air d'être au bon endroit. Mais pas de balise. Nous cherchons, nous ne trouvons pas. Heureusement, il y a deux balises 5 car il y a un trajet alternatif. Mais je crois que c'est à partir de ce moment que je me suis rendue compte que j'étais fatiguée et que j'avais du mal à avancer. Alors Christian a dit : "Il ne faut pas qu'on traine, on est tout juste dans les temps." Je me suis demandée comment je tiendrais à un rythme équivalent pendant encore 70 km. Je n'avais encore vu que des chemin, boueux, certes, mais cheminants. Et voilà que je vois des broussailles. Et des ruisseaux.

L'eau, c'est embêtant. Quand on traverse le premier ruisseau, je décide de passer par un tronc esseulé. En fait, je n'ai pas assez confiance en mon équilibre. Je me retrouve morte de trouille, à ramper sur un tronc un mètre au-dessus d'une eau noire et glaciale. Et lente avec ça. Et puis quelques instants plus tard, je mets mes pieds dans un autre ruisseau. Les pieds glacés, c'est fait.

Au 2ème point de contrôle, nous passons sous la RN10. Le passage à emprunter est une route barrée, inondée. Pas très inquiétant, et nos pieds sont déjà humides. Mes acolytes sont devant moi. Le bénévole de l'autre côté nous interpelle : "A gauche, restez à gauche, il y a un trou à droite !" Pleine de bonne volonté, je sers un peu plus à gauche que Mouss. Et je tombe dans l'eau jusqu'à la poitrine. C'est le début de la nuit, le début de la course. Je suis trempée. Pierre et Christian étudient la carte. J'essore ma laine polaire. Et Gaël est miraculeux : il sort une laine polaire sèche de son sac à dos ! Je serai quitte pour une heure de froid sur le ventre, n'ayant pas changé de T-shirt du dessous. Mais contrairement aux moments de course, où je me demande vraiment comment je vais pouvoir encore continuer, ne serait-ce qu'une heure, lorsque j'ai fait le plongeon, je n'ai pas imaginé un seul instant m'arrêter. Finalement, l'aventure commençait vraiment.

La Beauce, la nuit, c'est vraiment comme Gaston Couté l'a décrite au début du XXème siecle. Sa chanson m'est entrée dans la tête, où elle a tourné en boucle pendant des heures.

Je r'passe tous les ans quasiment
Dans les mêmes parages
Et tous les ans, j'trouve du changement
De d'ssus mon passage
A tous les coups, c'est pas l'même chien
Qui gueule à mes chausses
Et pis voyons, si je m'souviens,
Voyons dans c'coin d'Beauce

Y avait dans l'temps un bieau grand chemin
Chemineux, chemineux, chemine !
A c't'heure l'est pas pus grand qu'ma main
Par où donc que j'cheminerai demain ?

Quand je pense que Christian a lancé un Loir et Cher. Mais ce n'était pas du tout dans le ton, mon bon monsieur. Vous êtes trop au Sud. L'Eure et Loir, c'est d'la bonne terre collante. C'est Vania Adrien-Sens et sa bonne voix rauque. C'est le rythme qui traine. C'est pas les pas sautillants de Michel Delpech, et d'ailleurs, ça ne me gêne pas de marcher dans la boue avec vous.

Par contre, la migraine, ça me gène, ça. Je porte une frontale pour la première fois de ma vie ou presque. J'ai acheté la moins chère. Elle n'éclaire guère, mais ce n'est pas le problème, nous somme cinq. Je craignais qu'elle balotte, je l'ai sans doute serrée un peu trop. La migraine me vrille la tempe droite. En courant, je me concentre en pleine conscience sur la douleur. Au dessus de l'oreille droite. Elle recule un peu au fil des heures, sans diminuer. Après de longues heures, je finis par accepter un Doliprane que Mouss balade. J'attends impatiemment le lever du jour. A chaque fois que Gaël s'éloigne pour aller pointer une balise, nous avançons un peu, pour ne pas montrer aux éventuels suiveurs le lieu vers lequel notre pointeur se dirige. Christian lit les définitions des balises suivantes à haute voix. Pierre coche des points sur ses cartes. Et moi je scrute le moindre éclaircissement du ciel.

La migraine revient. Le ciel devient rose. Nous courrons sur une vraie route de campagne. Et en plus c'est plat. Je papotte avec les filles, nous sommes maintenant avec l'équipe UFO 14254, qui totalise donc 14254 messages sur le forum Ultrafondus ! Je reprends un Doliprane et j'enlève la frontale. Fin de migraine imminente.

De jour, bizarrement, nous fréquentons beaucoup plus les autres équipes. La fatigue m'envahit, je l'oublie quand nous discutons. Mais il faut rester vigilants, chopper les balises. J'ai un mal fou à trouver le courage de courir. Je m'en veux avec cette impression de ralentir l'équipe, persuadée que si j'y mettais du mien, je pourrais pousser un peu plus mon corps. Je n'ai pas vraiment mal. Les pieds ont macéré dans les chaussures mouillées depuis des heures, j'ai des ampoules. Bref, rien de grave. Je regarde Mouss courir un peu en avant de l'équipe, faire connaissance avec tous les concurrents du Raid 28. Puis viennent Christian, Gaël. Puis Pierre, qui doit regarder à la fois la carte et ses pieds. Et moi qui réduis parfois la distance, puis me refais distancer. Sans autre raison qu'une grande fatigue.

C'est tellement étrange de plaisanter autant par moment, puis d'enchaîner avec cette lassitude immense.

Le dimanche matin, nous croisons des coureurs qui s'entraînent, des promeneurs. Bien entendu, la plus impressionnante est la championne de cross Yamna Oubouhou, qui fait justement une séance de côtes sur le parcours. Nous aussi on est à fond ! Mais elle fait trois fois la côte avant que nous ayons atteint le haut. Mais dans un autre ordre d'idée, quand nous quittons le château de Dampierre par une grosse côte, nous suivant tous à la queue leu leu, trois ou quatre équipes, nous sommes soufflés de voir Christian et un Kikou2ouf batailler au sprint, hilares, à une vitesse double de la nôtre.

Quand le jour est arrivé, je n'ai plus aucune notion du temps. Cette notion a entièrement disparu quand j'ai mangé mon sandwich, mon "vrai repas" de la course. Ensuite, je grignote, je bois, j'avance, je discute et surtout j'espère qu'on va dans la bonne direction ! L'heure qu'il est ? De toute façon, je ne sais pas non plus combien il nous reste à faire. Sans compter que nous n'avons aucune idée du classement relatif des autres coureurs avec lesquels nous avançons.

Ce que je sais, et ça c'est sûr, c'est que quand Pierre a eu un coup de mou et que Christian l'a relayé au rôle d'orienteur, il nous a fait monter tout droit dans les broussailles, que c'était crevant et que j'y ai bouffé, à 3 km/h, mes dernières cartouches. En arrivant en haut, il n'y avait plus rien. Plus de jus. J'étais à sec. Je ne voulais plus faire une seule côte. Il nous restait combien ? Deux ? Trois points de contrôle ? C'était avant ou après que Christian et Gaël soient partis à la chasse aux balises ?

Ça a été un moment payant de notre périple. Christian avait pris la décision de scinder l'équipe en deux, dans une mine de balises spéciales. Pour aller les chercher, il fallait descendre, jardiner, pointer, et remonter. Pendant que Christian et Gaël, plus frais, s'y collaient, les trois autres nous continuions le long de la ligne de niveau, par un trajet plus court. Nous marchions lentement. Ça durait. J'avais la sensation de me faire attendre. J'ai même eu la mauvaise idée de tenter d'évaluer le temps qu'il nous faudrait pour rejoindre l'arrivée à ce rythme. Un temps presque infini. Malgré ma crainte, nous sommes arrivés au rendez-vous avant nos pointeurs. Les corps certainement un peu reposés, ma tête moins.

Et puis l'arrivée a fini par se préciser. Et je me souviens de Christian parlant de dénivelée, puis me disant que non, il n'y avait plus de côtes. Et je me souviens ne pas l'avoir cru et avoir pleuré. Bon, j'essayais d'être discrète quand même. Je me suis même reprise en main le temps de trouver cette fichue balise dans l'angle intérieur d'un mur. La description me titillait. J'avais encore suffisamment le sens de la compétition, même, pour regretter que l'équipe suivante ait pu voir Gaël se faufiler jusqu'à elle. Mais toute cette lassitude me submergeait. Il me fallait des trésors d'auto-persuasion pour accélérer. Je pleurais. Nous nous sommes perdus dans le campus à l'arrivée, là où le chemin était fléché ! Il m'était impossible de m'arrêter puis de repartir. J'ai dit aux gars "Si vous voulez finir main dans la main, vous m'attrapez les mains pendant que je cours." Ils l'ont fait. Sinon, qui sait ? Je me serais peut-être définitivement arrêtée, à 20 m de l'arrivée.

Seulement là, on a fini. Et un quart d'heure plus tard, je le savais, je venais de passer 18 heures et quelques fantastiques et éprouvantes avec quatre coéquipiers du tonnerre. Et un demi-radis.

Itinéraire sans faute
9h40, 10h31, 10h39... c'est clair, en 18h11 on n'a pas assuré.
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Mis à jour le mercredi 18 janvier 2012.