Trois aspects particulièrement intéressants : l’éducation intégrale, les méthodes pédagogiques inductives, la mixité

Sans se prétendre spécialiste de l’éducation, Faure a étudié de nombreux écrits pédagogiques, en particulier les penseurs anarchistes. Son principal mérite est d’avoir réussi une mise en œuvre rigoureuse de ces principes. Trois axes m’ont parus particulièrement intéressants à approfondir :

  • L’éducation intégrale
  • La méthode inductive
  • La mixité

L’éducation intégrale

L’éducation intégrale vise à développer toutes les qualités de l’enfant. Deux aspects complémentaires sont pris en compte :

  • Associer les compétences manuelles et intellectuelles
  • Développer les qualités physiques, intellectuelles et morales

Alors qu’associer manuel et intellectuel vise à former des ouvriers compétents et éclairés, développer qualités physiques, intellectuelles et morales vise à faire croître « un esprit sain dans un corps sain ». Certains aspects de ces deux approches se recouvrent mais elles sont bien complémentaires et non confondues.

Compétences manuelles et intellectuelles

La forge
A la forge de La Ruche, un enfant s'initie au métier, tandis qu'un apprenti plus agé apprend le métier (en arrière-plan)

L’objectif de Sébastien Faure est de former des ouvriers éclairés. Il considère que les ouvriers et les travailleurs ingrats sont enfermés dans un rôle indispensable mais manquent de moyens de réflexion sur la société. D’autre part, les intellectuels sont éloignés de la force productive. De ce fait ils ne savent pas se rendre utiles, d’une part. D’autre part, ils n’ont pas les moyens de comprendre les travailleurs manuels. Sébastien Faure plaide donc pour une éducation complète associant avec la meilleure qualité possible le développement des compétences intellectuelles et physiques.

Les compétences intellectuelles, c’est acquérir les bases de toutes les grandes connaissances. Sébastien Faure refuse de pousser les enfants pour leur enseigner de manière précoce des savoirs. Les savoirs doivent venir avec un rythme lent, mais être parfaitement intégrés par les enfants. Ceux-ci se voient donc enseigner peu de matières. Par exemple, l’histoire n’a pas été enseignée dès le début à La Ruche. Cette discipline était considérée comme une liste de batailles et de grands noms, savoirs inutiles dans la vie d’un adulte. Une histoire des civilisations a ensuite été introduite.

Sébastien Faure compare l’enfant sortant de La Ruche à une personne qui aurait une petite bibliothèque mais la connaîtrait parfaitement. Lorsqu’une question se pose, il sait quel livre consulter, il peut tirer le fil de sa réflexion. Alors qu’une personne ayant une très grande bibliothèque ne sait plus s’il possède une information ou pas, ne sait plus à quel livre se référer pour trouver une information. Finalement elle a plus d’information disponible mais ne sait pas l’utiliser.

L’ambition de Sébastien Faure est de donner le goût du travail intellectuel aux enfants, pour qu’une fois adultes ils continuent à lire, à apprendre, à réfléchir et à avoir des échanges enrichissants avec leurs pairs.

D’autre part, les enfants de La Ruche sont issus de milieux très pauvres. Il est indispensable qu’ils soient formés professionnellement. Le début du XXème siècle représente une période industrielle. La plupart des enfants sortant de l’école sont envoyés dans des usines ou des ateliers, non pas en fonction de leurs goûts ou de leurs aptitudes mais là où on embauche, à côté de chez eux. Sébastien Faure a l’ambition de faire accéder les enfants à un emploi qualifié et qui leur convienne. La Ruche a donc organisé différents ateliers : forge, imprimerie, menuiserie, lingerie, cordonnerie, ainsi que des activités rurales : culture et élevage. Ces ateliers sont tenus par des adultes et servent d’abord à faire vivre la communauté. Ce sont aussi des ateliers d’apprentissage. Les enfants, à partir de 12 ans, effectuent des stages de un à trois mois dans chaque atelier. Ils découvrent ainsi en profondeur les activités de chaque atelier. Ce n’est qu’au bout de deux ans qu’ils choisissent leur atelier de formation. Les enfants sortant de La Ruche sont donc des ouvriers spécialisés, compétents.

C’est bien l’association du manuel et de l’intellectuel qui est importante. Même lorsque, à partir de 15 ans, les enfants n’ont plus classe, ils sont incités à continuer à se cultiver, grâce à la bibliothèque, au échanges avec les adultes et à des cours du soir. A l’inverse, toute personne de La Ruche doit mettre « la main à la pâte ». Personne ne peut se contenter d’un rôle intellectuel.

Qualités physiques, intellectuelles et morales

Carte postale promotionnelle
L'éducation intégrale définie par Sébastion Faure, au dos d'une carte postale promotionnelle vendue au profit de La Ruche.

Sébastien Faure écrit : « Le rôle de l'éducation, c'est de porter au maximum le développement toutes les facultés de l'enfant : physiques, intellectuelles et morales. » C’est la définition de l’éducation intégrale prônée par les anarchistes. Dans des cartes postales promotionnelles, il développe ainsi le projet pédagogique de La Ruche :

  • « Par la vie au grand air, par un régime régulier, l'hygiène, la propreté, la promenade, les sports et le mouvement, nous formons des êtres sains, vigoureux et beaux.
  • « Par un enseignement rationnel, par l'étude attrayante, par l'observation, la discussion et l'esprit critique, nous formons des intelligences cultivées.
  • « Par l'exemple, par la douceur, la persuasion et la tendresse, nous formons des consciences droites, des volontés fermes et des cÅ“urs affectueux. »

La première préoccupation de Sébastien Faure est donc la santé. « Avant toute culture concernant l’esprit ou le cœur, il sied de doter l’enfant d’une santé florissante. » Ceci est important car les enfants qui arrivent à La Ruche sont souvent sous alimentés et victimes de manque d’hygiène. Le lieu de La Ruche, près de Rambouillet, a été choisi pour que les enfants soient à la campagne. L’alimentation de la communauté est principalement végétarienne. Elle est suffisamment copieuse et variée. Le vin, l’alcool, le café sont prohibés. Les horaires sont réguliers. Un soin tout particulier est apporté à l’hygiène. Chaque grand est responsable d’un petit, l’aidant matin et soir à sa toilette. Les enfants sont pesés, mesurés et suivis. De plus, les exercices physiques, dont les promenades, sont partie intégrante de l’éducation à La Ruche.

Le résultat de ces attentions est ce que Sébastien Faure appelle « la vraie beauté chez l’enfant » : « cette physionomie expressive, …, ces corps vigoureux et agiles, ces mouvements vifs et agiles qui décèlent la force, la souplesse et la décision. »

Une salle d'étude
Une salle d'étude de La Ruche, où l'on constate le soin porté au bien-être des enfants : fresques champetres, fenêtre lumineuse.

On peut aussi y voir une condition pour une meilleure assimilation des apprentissages. Apprendre le ventre plein, le corps sain, est bien plus aisé. Lorsque le corps est dans de bonnes dispositions, l’enfant a soif d’apprendre. Sébastien Faure cultive cette soif. Les salles de classe sont à taille humaine et adaptées aux enfants. Elles sont destinées à une douzaine d’enfants. Elles sont à l’étage, de manière à ce que les fenêtres s’ouvrent sur une vaste étendue pour que « le plus souvent ouvertes, le regard s’entendît à perte de vue sur la campagne ». Elles sont décorées. L’enfant doit s’y sentir à l’aise.

Dans ces conditions, un travail varié permet aux enfants d’acquérir les bases de chaque discipline. Le programme est léger, mais approfondi. Sébastien Faure donne l’image d’un terrain sur lequel, plutôt que de planter de multiples graines, le sol est préparé longuement, de sorte que lorsque l’on viendra y cultiver des plantes choisies, celles-ci pourront y croître avec grâce et vigueur.

Nous avons vu l’importance que revêt, au début du XXème siècle, l’enseignement de la morale à l’école. Sébastien Faure, de son côté, considère cet enseignement nuisible pour l’enfant, car au service uniquement de l’ordre étatique. D’autre part, il ne considère pas pour autant l’enfant comme naturellement bon. Il considère par contre que celui-ci est principalement modelé par son environnement.

Les adultes de La Ruche s’attachent donc à montrer à l’enfant un exemple de vie solidaire, honnête, juste, sincère. « La mission de l’éducateur, c’est de mener de front et parallèlement ce labeur en partie double : étouffer les instincts nuisibles et cultiver les germes utiles ». Mais il ne s’agit pas ici d’enseignement moral, encore moins religieux. Aucune leçon n’est donnée dans ce sens à La Ruche et Sébastien Faure prend bien soin de détromper les parents qui souhaitent envoyer leurs enfants à La Ruche pour qu’ils y apprennent l’idéal anarchiste ou le rejet des idéaux patriotiques. « Je ne me reconnais pas le droit de vouer d’avance l’enfant aux convictions qui sont les miennes et pour lesquelles je n’ai opté que dans la plénitude de mon indépendance et de ma raison. » écrit-il dans son recueil « Pour les petits ».

L’initiation sociale passe donc par la vie en communauté : chacun doit participer à la bonne marche de La Ruche, en faisant le ménage, le service à table… : par tout exercice s’y prêtant : un problème de mathématiques peut consister, par exemple, à calculer la masse salariale totale d’une entreprise, connaissant le salaire des 100 ouvriers, celui des 10 cadres et celui du directeur, puis à calculer le revenu de chacun si tous avaient le même salaire ; par la discussion et la résolution de conflit : les désaccords devant être réglés de manière saine, avec l’aide d’un adulte quand cela est nécessaire, en écoutant l’avis de l’enfant à chaque fois ; par la participation aux décision de la communauté : dès 15 ans les enfants font partie du conseil d’organisation de la communauté, au même titre que le directeur, les enseignants et tous les adultes exerçant à La Ruche.

Sébastien Faure met en garde les instructeurs contre une application directe de règles de morale : en effet, comment connaître réellement la suite d’actions ayant mené à une situation problématique ? Ne pas punir permet alors à chaque enfant d’avoir une place responsable dans le déroulement de l’action, de rester sincère. Il est donc possible de favoriser l’honnêteté et de construire sur le long terme des comportements sains. Une faute doit donc être relevée, une solution recherchée. Mais aucune punition n’est à appliquer. L’objectif est l’intégration de règles pour adoption pleine et entière et non par pur du maître.

L’éducation morale passe aussi par l’absence de notation et de classement à La Ruche. En effet, cette pratique (ou non-pratique) a pour objet d’éviter les rivalités, mais aussi le découragement et d’assurer à chaque enfant sa place pleine et entière dans la structure. C’est une leçon de vie importante que d’exister dans la communauté au-delà de sa performance.

L’emploi du temps typique montre bien l’entrecroisement constant des préoccupations physiques, intellectuelles et morales : la journée commence par une toilette et les services à la communauté. La journée de cours comprend de nombreuses récréations, les repas, des promenades instructives. Les soins de propreté sont à nouveau portés avant le coucher. Les grands participent aux veillées entre adultes.

La méthode inductive

Leçon de botanique
Une leçon de botanique en plein air, l'une des promenades instructives au programme de La Ruche

Sébastien Faure oppose méthode déductive et méthode inductive. La méthode déductive est définie ainsi : « Elle consiste à formuler une règle, un principe, une proposition. … Puis, la règle lue, le principe énoncé, le maître, par déduction, donne des exemples et multiplie les applications. » Il nomme aussi cette méthode, la méthode dogmatique. Cette méthode ne permet pas à l’enfant d’émettre des doutes. Elle est énoncée sans être comprise et favorise ce que Sébastien Faure appelle le perroquettisme. L’enfant ne valide jamais le bien-fondé des règles qui lui sont enseignées.

L’autre méthode est la méthode inductive. « Elle procède d’une façon diamétralement opposée. Elle place l’enfant en présence des réalités et l’incite à faire usage, pour observer les faits, de tous les moyens dont il dispose. » Il appelle aussi cette méthode la méthode positive. Les avantages que Sébastien Faure voit à cette méthode sont les suivants. Il s’agit d’une méthode non dogmatique, qui incite l’enfant à chercher ses propres solutions plutôt qu’à complaire à l’adulte. Elle oblige à l’usage de la raison, ce qui est une habitude à acquérir pour la vie. Elle n’implique aucun acte de foi, ni religieuse ni civile et éloigne donc de la crédulité.

Sébastien Faure considère que si la méthode d’enseignement est importante pour l’efficacité de l’enseignement, elle l’est encore plus pour former des cerveaux libres : avoir appris par méthode inductive, c’est ensuite être réticent à tout dogmatisme, utiliser sa raison dans les actes de la vie adulte. Cela est encore plus important que l’efficacité de la méthode pour l’acquisition des savoirs enseignés en classe.

Il s'agit donc d’une méthode qui autonomise l’enfant et dont le bénéfice moral et plus important aux yeux de Sébastien Faure que son bénéfice intellectuel (qui n’est pas pour autant ignoré).

Les apprentissages se font donc sur le terrain quand cela est possible, à travers beaucoup de dialogue.

Mixité : replacé dans le contexte et apports concrets à La Ruche

Atelier de couture
L'atelier de couture et de travaux du linge. La mixité y est de mise.

A époque où la mixité n’était pas de règle dans l’enseignement, celle-ci était mise en œuvre à La Ruche. Il s’agissait aussi bien d’une mixité dans le personnel adulte que chez les enfants. Les enfants suivaient exactement le même programme, filles ou garçons et fréquentaient la même classe. Ce n’était pas le cas dans l’enseignement public où les garçons étaient préparés à l’art de la guerre et les filles aux travaux d’aiguille.

Cette mixité avait posé bien des problèmes à Paul Robin dans l’orphelinat de Cempuis. Sébastien Faure évita des difficultés en gérant son institution à la manière d’une grande famille. « A La Ruche, garçons et filles vivent ensemble, comme frères et sœurs au sein des familles nombreuses ». Ceci n’est pas si juste car à La Ruche, contrairement aux familles d’alors, garçons et filles participent de la même manière aux activités de la communauté : ménage, travaux…

Le premier avantage que voit Sébastien Faure à ce rapprochement est un mélange de caractères. « Au contact des filles, les garçons perdent un peu de leur brutalité et de leur violence … Au contact des garçons, les filles perdent de leur mièvrerie et de leur timidité. » Cette vision n’est pas très approfondie : on ne comprend pas de manière précise quelle part des différences entre filles et garçons Sébastien Faure attribuait à des dispositions innées, l’éducation, l’environnement, la culture… Mais elle montre au moins le souhait de considérer chacun, garçon comme fille, comme un être en devenir, qui doit se construire par lui-même et non dans des contingences étroites issues d’une société très sexiste.

Le second avantage est lié à la sexualité naissante des adolescents. « La simple observation démontre que c’est de la séparation systématique de ces enfants à l’âge où commencent à sourdre en eux les premiers tressaillements de la vie sexuelle que sortent les curiosités malsaines et les précocités dangereuses. » L’éducation sexuelle est enseignée à La Ruche, Sébastien Faure jugeant que le plus dangereux dans ce domaine est l’ignorance. Plusieurs couples se formeront à La Ruche, et dureront après l’école.

Une belle traduction de la mixité est faite à travers l’apprentissage d’un métier et en particulier pendant la période de papillonnage, entre 12 et 15 ans. Les enfants passaient par tous les ateliers de La Ruche. Les garçons apprenaient donc couture et repassage (cf. photo ). Les filles, quant à elles, apprenaient reliure et typographie.

À l’époque de La Ruche, le syndicat de typographes interdisait la profession aux femmes. Un procès du syndicat fit du bruit : un ouvrier en fut exclu parce que sa femme travaillait dans son atelier. La pratique n’était pas si rare, mais elle devait être cachée et aucune femme ne pouvait compter sur l’appui des syndicats, sexistes, pour défendre ses droits dans des professions spécialisées dont les hommes se réservaient l’accès. C’est dans ce contexte qu’après sa période de papillonnage, une fille de La Ruche demanda à entrer en apprentissage à l’imprimerie de La Ruche. Sébastien Faure eut à essuyer de vives critiques du syndicat des typographes, mais il résista à l’attaque. La jeune fille effectua bien sa formation. Il est par contre difficile de savoir si elle a pu ensuite embrasser la profession de ses rêves.

La Ruche formait donc des hommes mais aussi des femmes libres et compétentes. Détail significatif : les filles n’y portaient pas de corset.

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Mis à jour le Monday 02 September 2013.