Contexte : l’école en France au début du XXème siècle

Sébastien Faure écrit dans « Propos d’un pédagogue » :

  • L'école chrétienne, c'est l'école du passé, organisée par l'Eglise et pour elle ;
  • L'école laïque, c'est l'école du présent, organisée par l'Etat et pour lui ;
  • La Ruche ; c'est l'école de l'avenir, « l'École tout court », organisée pour l'enfant, afin que, cessant d'être le bien, la chose, la propriété de la religion ou de l'Etat, il s'appartienne à lui-même et trouve à l'école le pain, le savoir et la tendresse dont ont besoin son corps, son cerveau et son cœur.

Avant de nous pencher sur La Ruche et son organisation, il est nécessaire de faire un point sur l’école laïque et l’école chrétienne à l’époque de la création de La Ruche, c’est-à-dire en 1904. Nous nous pencherons également sur les problématiques pédagogiques chez les théoriciens de l’anarchie.

École publique laïque d’état

Leçon de morale
Un exemple de cahier de morale en 1899

L’école publique en 1900, c’est l’école gratuite, laïque et obligatoire mise en place par Jules Ferry récemment. Les principales lois mises en place par celui-ci sont, dans l’ordre chronologique :

  • L’enseignement secondaire d’État pour les filles (décembre 1880)
  • L’enseignement primaire gratuit (juin 1881)
  • L’enseignement laïc et obligatoire (mars 1882) – c’est la « loi Ferry »

L’enseignement pour tous est donc encore récent. Ce n’est pas une obligation d’aller à l’école, encore moins à l’école public. L’instruction peut être donnée dans des établissements d’instruction, des écoles publiques ou privées, par le père de famille ou par une personne choisie par celui-ci. L’instruction est obligatoire de six ans révolus à treize ans révolus, pour les deux sexes. Mais il était possible de quitter l’école dès 11 ans si l’on obtenait le certificat d’études primaires. La fin de l’instruction obligatoire sera allongée à 14 ans seulement en 1936.

De plus, la laïcisation de l’école est un thème pris très au sérieux par le gouvernement. Dès 1881, l’éducation religieuse est supprimée dans les écoles publiques. La loi Goblet de 1886 interdit aux religieux d’enseigner dans le public. L’enseignement confessionnel est même interdit en 1904, juste avant la séparation de l’Église et de l’État en 1905.

L’école est organisée en trois niveaux : cours élémentaire (7-9 ans), cours moyen (9-11 ans) et cours supérieur (11-13 ans). Les enfants ont 6 h de cours par jour. Mais beaucoup ne vont pas à l’école dès que les travaux des champs nécessitent leurs bras.

Le programme comprend français, mathématiques, sciences, histoire et géographie, gymnastique, éducation artistique. Il y a aussi une différenciation entre filles, qui apprennent les travaux d’aiguille, et garçons, qui apprennent les exercices militaires. Enfin le législateur a mis un accent tout particulier sur l’instruction morale et civique. Jules Ferry a d’ailleurs envoyé en novembre 1883 une lettre à tous les instituteurs de France à ce sujet :

« La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école.

« … Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes.

« … Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. »

Les journées des enfants débutent donc par une maxime morale lue et commentée. Les cahiers d’écriture contiennent aussi souvent des maximes morales à recopier, telles que : « Le travail est un trésor. », « L’amour de la patrie commence à la famille. » ou « La femme doit rester dans la maison comme le cœur dans la poitrine. »

C’est l’aspect principal qui déplaira aux anarchistes : un enseignement moral guidé par le service à l’État, la patrie et l’ordre social installé.

École privée religieuse

L’école privée au XIXème siècle s’adresse aux classes dirigeantes et à la bourgeoisie. Les familles sont attachées à ne pas mélanger leurs enfants avec d’autres milieux sociaux, mais aussi à les élever « sur les genoux de l’Église ». La loi d’octobre 1886 fixe le cadre dans lequel l’enseignement privé peut s’exercer. Les écoles privées sont principalement des écoles catholiques.

L’État a lutté pendant le XIXème siècle pour retirer à l’Église catholique le contrôle important qu’elle avait sur l’enseignement des enfants. Au milieu du XIXème, l’Église a un droit de contrôle sur l’organisation, les programmes et les nominations d’instituteurs de l’enseignement public. Ce sont les prérogatives que perd l’Église avec la loi Ferry et la loi Goblet.

On comprend ainsi pourquoi Sébastien Faure parle de l’École Chrétienne comme de l’école du passé. C’est également une école de classes sociales élevées.

Les anarchistes et la pédagogie : une théorie riche et peu de pratique

À côté de ces pratiques scolaires existantes, des penseurs ont cherché d’autres voies.

La pensée anarchiste se caractérise par l’idée que l’organisation de la société ne doit pas être hiérarchique, mais doit se fonder sur des dynamiques de groupes issues d’échanges raisonnés. Elle prône l’homme nouveau, de manière à accéder pour tous à la liberté et à la responsabilité sociale. Il est donc nécessaire, pour une révolution efficace, que l’homme soit élevé moralement, intellectuellement et physiquement. C’est un prérequis pour changer la société. Les anarchistes se sont donc beaucoup intéressés à la pédagogie. Les premiers penseurs anarchistes s’inspirent de Charles Fourier qui mettait l’éducation au centre du progrès social. Le philosophe William Godwin fut aussi un de leurs inspirateurs. Celui-ci avait écrit en 1797 dans « Le chercheur, réflexions sur l’éducation, le savoir-vivre et la littérature » : « L’enseignement public a toujours consacré ses énergies les meilleures à la défense du préjugé : il encourage chez ses élèves, non pas l’audace de soumettre toute proposition à l’épreuve de la raison et des faits, mais l’art de faire prévaloir les opinions en vigueur, c’est-à-dire les idées établies par la force du précédent. Tout cela est directement contraire aux intérêts véritables de l’esprit humain ; et tout cela doit être individuellement désappris avant que nous puissions commencer à devenir éclairés et sages. »

Pierre-Joseph Proudhon, le premier théoricien anarchiste se réclamant comme tel, écrira en 1843 (dans « De la création de l’ordre dans l’humanité » : « Nulle révolution désormais ne sera féconde, si l’instruction publique recréée n’en devient le couronnement. … L’organisation de l’enseignement est tout à la fois la condition de l’égalité, et la sanction du progrès. » Le mérite de Proudhon est d’avoir proposé un soubassement philosophique à ses conceptions pédagogiques. Il mettait le travail manuel et le goût de l’effort au centre, avec une valeur morale et éducative. Mais il a aussi défini la formation intellectuelle nécessaire à un jeune travailleur dans une société socialiste. Il voyait ces deux formes de travail comme complémentaires. Enfin, l’école devait être radicalement libre de toute autorité centrale, avec une organisation de type coopérative, où le fruit du travail des enfants-apprentis est rémunéré, s’inspirant en cela du Suisse Pestalozzi.

Michel Bakounine, le père spirituel du courant anarchiste-communiste, s’intéressa également à la problématique de l’instruction. Il écrivit en 1867, dans « Fédéralisme, socialisme, antithéologisme » : « Pour être parfaite, l’éducation devrait être beaucoup plus individualisée qu’elle ne l’est aujourd’hui, individualisée dans le sens de la liberté et uniquement par le respect de la liberté, même dans les enfants. Elle devrait avoir pour objet non le dressage du caractère, de l’esprit et du cœur, mais leur éveil à une activité indépendante et libre. »

La première application d’éducation anarchiste, qui n’est pas française, est celle de Léon Tolstoï, l’écrivain, dans son domaine de Iasnaïa Poliana. Si cette expérience bénéficia de toute l’énergie et la passion de Tolstoï, celui-ci n’était pas pédagogue et ses méthodes étaient avant tout intuitives. Il ouvrit une école pour les enfants de moujiks de 1859 à 1862, dans lesquelles les enfants appréciaient l’implication entière de leur maître et leur liberté totale de mouvements. Mais Tolstoï passa à autre chose comme il était venu à l’éducation, en être passionné et fougueux.

En France, la fin du XIXème siècle est marquée dans les milieux anarchistes français par la « propagande par le fait », qui se traduit par de nombreux attentats. L’éducation libre et intégrale, telle qu’imaginée par les premiers penseurs anarchistes, ne connaît qu’une application marquante : l’orphelinat du Cempuis, dirigé par Paul Robin de 1880 à 1894. Bien que financé par le département de l’Oise et Établissement d’État, Paul Robin eut une grande liberté d’enseignement, ce qui lui permit de mettre en œuvre, pour la première fois en France, les principes de l’éducation intégrale. Il la définissait ainsi : « Par ce mot d’éducation intégrale, nous entendons ce qui tient au développement progressif et bien équilibré de l’être tout entier, sans lacune, ni mutilation, sans qu’aucun côté de la nature humaine soit négligé ni systématiquement sacrifié à un autre. » Le pensionnat passa de 50 à 200 pensionnaires de 1880 à 1894. Mais il dut fermer, victime de sa notoriété. Des sociétés influentes, en particulier des cercles catholiques, firent pression sur le Département, l’un des aspects les plus choquants de cet orphelinat étant sa mixité, mais le passé révolutionnaire de son directeur et la démolition d’une chapelle sur le terrain de l’orphelinat sont d’autres raisons de cette opposition militante.

Cette expérience fut la plus marquante concernant l’enseignement primaire libertaire à la fin du XIXème siècle. À côté de cela, plusieurs écoles du soir ouvrirent. Mais elles étaient souvent destinées à des travailleurs, n’étaient pas forcément structurées (chacun venait suivre le cours qu’il souhaitait quand il souhaitait), manquaient de professionnalisme et furent souvent victimes de leurs propres dissensions internes. L’enseignement supérieur parallèle, représenté par les Bourses du Travail et les Universités Populaires, mérite d’être cité. Mais son public est très différent de celui d’une école comme l’orphelinat de Cempuis.

Les théoriciens anarchistes se sont donc appropriés dès le début la question de l’éducation. Elle a été traitée théoriquement de manière riche et diverse. Quant à la mise en pratique, elle est beaucoup plus limitée. Paul Robin a montré une voie intéressante avec son orphelinat. Mais il est apparu de manière criante que les anarchistes avaient besoin d’être totalement indépendants de l’État pour mettre en œuvre sur le long terme leurs projets pédagogiques. Cela nécessitait également de bons pédagogues et une organisation rigoureuse. Sébastien Faure allait apporter tout cela.

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Mis à jour le lundi 02 septembre 2013.