L’éducation est donc vue comme un moyen d’affranchissement intellectuel et politique. La bourgeoise en a fait un moyen de domination, le peuple doit reprendre le pouvoir sur son instruction. Sébastien Faure, militant anarchiste cultivé, vivant de ses conférences politiques, considère qu’une école pour enfants défavorisés serait une œuvre passionnante pour lui et la société. Il envisage dès le début de faire vivre cette œuvre grâce à ses revenus de conférences. En 1903, il loue un terrain et une grande maison au lieu-dit Le Pâtis, près de Rambouillet et l’aménage en école et pensionnat. L’école fonctionnera de 1904 à 1917, où la pénurie de guerre la forcera à fermer. Elle accueillera un quarantaine d’enfants. En tout, environ 80 enfants ont été éduqués à La Ruche.
Cette expérience fut marquante pour ces enfants, bien sûr, pour les nombreux adultes ayant travaillé plus ou moins longtemps à La Ruche, mais aussi pour les milieux anarchistes et pour les cercles de réflexion pédagogiques. La Ruche publiait un bulletin contenant des informations sur la structure, mais aussi des articles de fond. Cette expérience fut une des sources des pédagogies nouvelles.
Le lieu-dit Le Pâtis a depuis été renommé et se trouve sur les cartes sous le nom de « La Ruche ».
Création et principaux objectifs
Sébastien Faure crée La Ruche avec pour objectif de : « Préparer les enfants, dès leurs premiers pas dans la vie, aux pratiques de travail, d’indépendance, de dignité et de solidarité d’une société libre et fraternelle. Prouver, par le fait, que l’individu n’étant que le reflet, l’image et la résultante du milieu dans lequel il se développe et que, à une éducation nouvelle, à des exemples différents, à des conditions de vie active, indépendante, digne et solidaire, correspondra un être nouveau, actif, indépendant, solidaire, en un mot, contraire à celui dont nous avons sous les yeux le triste spectacle. »
Son ambition, si elle n’est pas de changer toute la société, est bien de montrer par l’exemple la voie à suivre pour la changer.
Sébastien Faure crée La Ruche grâce à des fonds propres et à un emprunt personnel. Mais il envisage dès le début une autonomie financière pour son œuvre. Pour cela, il ne compte pas s’appuyer sur les familles des enfants accueillis : ceux-ci, issus des milieux les plus défavorisés, le sont à titre gracieux, bien que les parents puissent, s’ils le souhaitent, aider l’œuvre, sans que ceci ne favorise en rien leur enfant au détriment des autres. Des aides de militants sont attendues, mais les militants anarchistes sont majoritairement issus de milieux pauvres également. Sébastien Faure compte sur deux aspects principaux pour équilibre le budget de La Ruche :
- De faibles dépenses, grâce à un travail effectué de manière bénévole par les enseignants et le personnel de La Ruche, mais aussi grâce à une recherche de l’autosuffisance alimentaire, en cultivant ses légumes et élevant des animaux,
- Des revenus issus du rayonnement et du travail de La Ruche. Les enfants effectuent un apprentissage à La Ruche même et les produits élaborés ont vocation à être utilisés par La Ruche ou vendus aux voisins et sympathisants de l’œuvre.
Mais le budget de La Ruche ne sera équilibré, jusqu’à la fin, que par les revenus des Conférences de Sébastien Faure.
La Ruche accueille des enfants de 6 à 17 ans, issus de milieux pauvres. Trois conditions sont posées pour la candidature :
- Une condition d’âge à l’admission : entre 6 et 10 ans car S. Faure considère qu’avant 6 ans, un enfant doit être auprès de sa mère et qu’il n’est pas encore apte à suivre des études et qu’après 10 ans, il est trop tard pour modifier le cours d’une éducation nocive. Rappelons-nous qu’un des objectifs de S. Faure est de prouver sa théorie grâce à l’exemple des enfants éduqués dans son établissement.
- Une condition de bonne santé car l’établissement n’a ni les moyens ni la vocation à traiter des maladies et handicaps. Toutefois, l’établissement accueillait des enfants chétifs, souffrant de carences, dès lors qu’il paraissait raisonnable de pouvoir leur rendre santé et vigueur par une vie saine.
- Une condition d’engagement sur la durée : les parents devaient laisser leur enfant à La Ruche jusqu’à ses 16 ans, sauf cas de force majeure.
Sébastien Faure avait donc confiance : les jeunes adultes sortant de son école seraient libres, justes et compétents grâce à la mise en œuvre dans l’éducation de leurs propres capacités individuelles d’autodéveloppement. Pour cela, l’éducation à La Ruche se voulait intégrale, le Travail manuel ayant une grande valeur morale et éducative, au même titre que le travail intellectuel. Sébastien Faure mis aussi en place une méthode positive, basée sur la découverte par l’élève des règles et lois des savoirs intellectuels et pratiques, en opposition à la méthode déductive dans laquelle le maître pose un principe et le démontre aux élèves. Sébastien Faure n’innova pas dans la théorie pédagogique, mais il était cultivé et il mit en place de manière pratique une synthèse des propositions pédagogiques des penseurs anarchistes du XIXème siècle.
Dès qu’il eut acquis un lieu pour son école, Sébastien Faure fit connaître son projet dans les milieux anarchistes. L’aide bénévole ne manqua pas, que ce fut pour aménager La Ruche ou pour faire fonctionner la structure. Bien qu’ils ne soient pas payés, La Ruche eut toujours des instituteurs, cuisiniers, artisans travaillant pour la structure.
Organisation
Sébastien Faure, connaissant bien l’expérience malheureuse de l’orphelinat de Cempuis, tenait plus que tout à son indépendance vis-à -vis de l’état. Cette indépendance, il sut la maintenir totalement, malgré une pression de l’Académie de Versailles, dont il aurait dû dépendre géographiquement. Pour cela, il argumenta en faveur d’une éducation familiale de type « instruction en famille », La Ruche étant une grande famille. Son argument tenait en trois points :
- La Ruche n’est pas un orphelinat, puisque les pensionnaires sont admis à titre gratuit
- La Ruche n’est pas une école, car l’instruction qui y est donnée l’est de manière familiale et non pas des professeurs salariés
- La Ruche n’est pas un orphelinat, puisque des enfants non orphelins y sont admis
Ce sont les raisons pour lesquelles, La Ruche ne doit pas être soumise aux autorités académiques. L’inspection académique, après deux relances et autant de réponses argumentées, ne tracassa plus La Ruche ni son directeur, qui put être totalement autonome dans l’éducation qu’il donnait aux enfants. Il faut noter toutefois que cela signifie aussi que ces enfants n’obtenaient pas le fameux « certificat d’études » de l’époque ni de diplôme validant leur apprentissage professionnel.
La Ruche était organisée en trois groupes d’âge :
- De 6 à 12 ans, les enfants suivaient une classe généraliste. Les enfants n’étaient pas triés par âge au sein de cette classe. Ils apprenaient, au sein d’un petit groupe et avec un seul maître, les matières habituelles : français, mathématiques, sciences, histoire, géographie, dessin, gymnastique. On remarque que contrairement à l’école publique, aucun cours d’instruction morale et civique n’était dispensé. Les cours d’histoire eux-mêmes, jugés bourgeois, n’ont pas été dispensés dès le début. Le programme était allégé, de manière à éviter de transformer les enfants en singes savants, mais plutôt de leur apprendre à continuer à acquérir ensuite de nouvelles connaissances.
- De 12 à 15 ans, les enfants papillonnaient, à l’exemple de ce qui était fait à l’orphelinat de Cempuis. Cela signifie que la moitié du temps scolaire était consacré à l’étude comme chez les petits, mais l’autre moitié était consacrée à découvrir tous les domaines de l’artisanat enseignés à La Ruche : typographie, menuiserie, jardinage, couture… L’enfant reste dans chaque atelier de un à trois mois, en stage de découverte.
- Après 15 ans : grâce au papillonnage, l’enfant avait pu choisir son domaine de prédilection. Il entrait alors réellement en apprentissage, toujours à La Ruche. Les cours académiques n’étaient pas dispensés aux grands, mais ceux-ci avaient la possibilité de s’instruire auprès des adultes le soir.
Remarquons qu’alors que l’instruction obligatoire s’étendait jusqu’à 13 ans en 1900, à La Ruche les enfants avaient encore deux années de plus pour à la fois apprendre des savoirs académiques et faire un choix professionnel réfléchi.
Aucune note ni classement n’existait à La Ruche. Sébastien Faure les jugeait nocives pour les bons comme les mauvais élèves et injustes.
- Nocives pour les mauvais élèves car il est décourageant de voir des efforts de travail sanctionnés par une mauvaise note. Elles installent l’enfant dans l’idée qu’i ne vaut pas mieux que sa note.
- Nocives pour les bons élèves car les bonnes notes rendent l’enfant prétentieux, hautain, et l’éloignent des valeurs nobles de travail manuel, effort, solidarité.
- Injustes car il arrive souvent qu’un élève réussisse très facilement un devoir sans effort alors qu’un autre échoue malgré un travail intense et des progrès certains. Comme récompenser l’effort sans sanctionner la réussite objective de l’exercice, ou récompenser la réussite sans sanctionner l’effort qui n’a pas abouti à un assez bon résultat ?
La Ruche reçut de nombreuses aides ponctuelles ou sur de plus longues durées dans son existence. Les instituteurs mais aussi les autres travailleurs qui participaient à cette expérience était en général de qualité et forcément motivés, le salaire y étant nul. La Ruche rayonna grâce à son bulletin, ayant plusieurs milliers d’abonnés, sa fête annuelle, et les comptes-rendus des différents cercles « amis » : syndicats, coopératives, anarchistes et francs-maçons. Environ 80 enfants furent instruits à La Ruche.
Fin de La Ruche
Sébastien Faure pensait que l’équilibre financier de la structure était atteignable quand la guerre de 14-18 fut déclenchée. Il eut alors une prise de position fortement pacifique, allant jusqu’à faire parvenir des bulletins prônant la désertion sur les lignes de front.
La guerre eut des conséquences importantes sur La Ruche. Tout d’abord, des pères de familles furent envoyés au front. De nombreux enfants de La Ruche devinrent orphelins ou pupilles de l’état. Les pensions de pupilles de l’état furent d’ailleurs un revenu non négligeable pour La Ruche dans cette période. Les revenus des conférences de Sébastien Faure, eux, baissèrent très fortement : le public diminuait, victime des pénuries, et bientôt Sébastien Faure dut totalement arrêter ces activités, victime de la censure d’état à cause de ses propos pacifistes jugés antipatriotiques. Enfin, le rationnement, s’il fit des victimes plus tard dans les campagnes, entraîna de grandes difficultés.
En février 1917, les enfants que leurs parents pouvaient récupérer furent renvoyés dans leurs familles. La Ruche n’avait plus les moyens de chauffer, ni même de nourrir correctement ses habitants. Des familles d’accueil furent trouvées pour les orphelins. C’est un Sébastien Faure brisé qui quitta La Ruche alors. Après la guerre, il n’eut pas le courage de se relancer dans une nouvelle expérience pédagogique. Mais les anciens membres de La Ruche gardèrent le contact. Sébastien Faure continua à s’enquérir de chacun à l’occasion. Son expérience et les écrits qu’il produisit à ce propos (réunis dans Écrits Pédagogiques, aux Éditions du Monde Libertaire) inspirèrent d’autres pédagogues.
Le hameau du Pâtis s’appelle désormais La Ruche