Éducation intégrale, méthode positive, mixité… mais aussi encadrement affectueux refusant l’embrigadement idéologique, intervenants nombreux, les qualités de La Ruche sont nombreuses. Je tiens toutefois à pointer quelques limites de cette expérience, car si l’expérience a été riche, elle a aussi eu de vraies limites.
Une liberté limitée
A La Ruche, comme nous l’avons vu, l’emploi du temps est rigoureux. Il doit être strictement respecté. Il est possible de se demander comment associer une méthode positive, incitant l’enfant à chercher des questions puis leurs réponses et un emploi du temps qui lui impose telle matière à telle heure exactement.
D’autres pédagogues du XXème siècle, chacun à leur manière, proposent à l’enfant des activités variées, mais surtout le choix de les aborder ou pas. C’est le cas de Maria Montessori, et d’une manière très différente et plus tardivement, d’A.S. Neil. Mais dans les écrits sur La Ruche, aucune mention n’est faite des enfants qui ne sont simplement pas intéressés par un apprentissage donné au moment où celui-ci est dispensé. L’impression résultante est que les horaires de classe doivent être respectés, l’emploi du temps est rigoureux. L’enfant non intéressé n’aurait donc plus le choix qu’entre suivre le cours choisi par l’enseignant ou ne rien faire. Nous sommes loin ici et de la méthode positive (laisser l’enfant entrer dans la problématique et le guider vers un savoir) mais aussi du goût pour l’école prôné par Sébastien Faure. L’enfant doit voir l’école comme une chance et non comme une punition. Pourtant, à La Ruche comme ailleurs, le programme dans ses finalités comme dans sa structure, est imposé par l’adulte.
N’oublions pas de replacer cette limitation dans son contexte, toutefois. Sébastien Faure écrit : « Pour que l’enfant s’intéresse à ce qui lui est dit, il est indispensable qu’il ait la droit, à tout instant, de poser des questions, de demander des explications, de solliciter des éclaircissements, de formuler des objections, d’exprimer sa pensée, de dire son mot. » Il s’agit là d’une liberté applicable, grâce aux faibles effectifs des classes : une douzaine d’enfants par enseignant.
Un personnel trop varié
Nous l’avons vu, le personnel de La Ruche n’était pas rémunéré. Venir travailler à La Ruche était un acte militant. Vous étiez nourri, logé et vous aviez accès à la caisse commune pour vos dépenses personnelles. Mais il était impossible de faire des économies. Une conséquence fut une rotation importante du personnel de La Ruche pendant ses 13 ans d’existence. Certains ne restaient qu’un mois. Certains ne venaient d’ailleurs qu’en visite plus ou moins prolongée. Aucun n’était choisi par le personnel déjà sur place : les adultes déjà présents acceptaient toutes les propositions d’aide (malgré tout, il y eu une éviction de personnel, une personne s’étant montré cruelle avec les enfants en tuant le chat.)
Si le personnel n’était pas recruté par sélection, il était tout de même employé en fonction de ses compétences. Les enseignants furent pour certains excellents : Julia Bertrand ou Stephen Mac Say étaient des instituteurs reconnus, même si leurs positions politiques leur avaient apporté quelques frictions avec l’administration, voire une mise à pied. Les enfants eurent l’opportunité d’apprendre l’espéranto et l’anglais avec une institutrice, puis la biologie avec un autre.
De nombreux visiteurs venaient passer quelques jours à La Ruche. Il s’agissait souvent de militants étrangers, venus se mettre à l’abri. Ils étaient alors incités à faire des récits aux enfants : récits de leur vie ou de leurs connaissances. C’était par exemple la tradition pendant les travaux d’aiguille et de repassage d’écouter une lecture ou un récit. Ces ouvertures étaient appréciées des enfants et instructives.
Malgré tout, la rotation du personnel nuisait à la continuité des apprentissages. Sans programme strict imposé par un manuel suivi, chaque enseignant était susceptible de modifier totalement ses méthodes par rapport à son prédécesseur. Sébastien Faure privilégiait la lenteur dans l’enseignement. Mais la lenteur d’une randonnée dans laquelle on profite de chaque pas parcouru n’est pas la même que celle due à des détours et des rebroussements de chemin.
De plus, nous l’avons vu, certains personnels n’étaient pas compétents pour enseigner. À côté d’un menuisier pédagogue de nature, capable d’enseigner avec soin et passion son savoir-faire à ses apprentis, il y a eu par exemple une jeune femme mal à l’aise dans son rôle d’institutrice, divagant parfois sur ses histoires sentimentales au lieu de respecter le programme scolaire.
Les enfants purent donc s’enrichir de la présence attentive de nombreux adultes, apportant chacun leur énergie et leur savoir-faire dans le but de former des adultes complets. Mais aussi à de l’amateurisme et à des défections trop fréquentes du personnel.
Relations avec l’extérieur
Les adultes étaient nombreux à venir à La Ruche. Chacun y apportait ses bras et ses savoirs. Malgré tout, leurs profils étaient relativement similaires : il ne s’agissait que de militants anarchistes, en général ayant des soucis soit avec leur pays, soit avec leur profession.
Une fois par an, La Ruche organisait une grande kermesse. Tous les voisins et les milieux anarchistes étaient invités. Plusieurs milliers de personnes s’y rendaient. Mais si les enfants faisaient un concert pour l’occasion, Sébastien Faure un discours sur l’importance de la pédagogie pour créer un monde nouveau, ce n’était pas une ouverture à l’extérieur pour les enfants. Il s’agissait plutôt d’une journée portes ouvertes pendant laquelle les voisins en particuliers, les habitants de Rambouillet, découvraient ce lieu qui pouvait paraître inquiétant : des militants gauchistes en communauté.
Les enfants effectuaient également, une fois par an, un voyage de découverte en France. Ce voyage était minutieusement préparé. Les enfants étaient accueillis par des familles amies dans chaque ville étape. Chaque famille s’engageait à faire découvrir la ville a ses invités, pendant 2 ou 3 jours, avant la prochaine étape. Il s’agissait également de tours de chant, occasion pour l’école de récolter des fonds. Il fut reproché à Sébastien Faure de présenter ainsi ses élèves sur scène. Ces voyages étaient une ouverture sur l’extérieur, certes, mais une fois de plus les enfants n’étaient en contact qu’avec des militants anarchistes, parfois des familles franc-maçonnes (Sébastien Faure étant franc-maçon lui-même.)
Finalement, La Ruche vivait en presque autarcie. Les enfants côtoyaient presque exclusivement les adultes de la structure. Même les travaux des ateliers réalisés pour des commandes extérieures étaient en général destinés à des syndicats anarchistes. Les publications de l’imprimerie, par exemple, étaient presque exclusivement politiques. Les enfants ne connaissaient plus le monde extérieur et sa variété.
Roland Lewin, historien, écrit : « Les relations de La Ruche avec le monde extérieur furent somme toute assez limitées et superficielles. Les enfants grandirent dans un monde presque clos, autarcique et idéaliste, à l’abri des besoins et des obstacles. Ils acquirent ainsi des habitudes et des attitudes peu compatibles avec les normes du monde où ils furent brusquement projetés. Leur caractère entier et leur spontanéité naturelle s’accordèrent parfois assez mal avec certaines réalités de la vie quotidienne. Après une période d’acclimatation, marquée par les malentendus et les désillusions, chacun s’efforça tant bien que mal de trouver sa voie. » Cette vision amère ne doit pas faire oublier que la quasi-totalité des anciens élèves de La Ruche trouva un travail qualifié (secrétaire, menuisier, modéliste en haute couture, employé d’imprimerie…) Certains devinrent militants, eurent parfois des soucis avec la police, mais pas tous.