Élaboration théorique du problème - 2

L’état de la question

À notre connaissance, une seule recherche a été publiée sur la relation entre l’intelligence prémorbide et la relation dépression-démence des personnes âgées. Il s’agit d’une étude de Dierckx et al. (2008). Cet article montre que l’on ne peut pas faire un diagnostic différentiel entre dépression de la personne âgée et démence en évaluant quantitativement le déclin de l’intelligence de la personne.

Aucun document n’a été trouvé concernant précisément le risque de dépression spécifique aux personnes dont le diagnostic de maladie d’Alzheimer est avéré et l’intelligence prémorbide également. Toutefois, de nombreux articles étudient des sujets reliés à celui-ci. Tout d’abord les relations entre les diplômes obtenus ou niveau intellectuel et le risque de maladie d’Alzheimer ont été étudiées. Les relations entre maladie d’Alzheimer et dépression sont également documentées. Enfin, des pistes sont proposées quant à la spécificité des dépressions des personnes âgées.

Les diplômés et la maladie d’Alzheimer

Des études montrent que la maladie d’Alzheimer se déclare en moyenne à un âge plus avancé chez les personnes diplômées. C’est le cas de l’étude Paquid 1991, confirmée par les résultats de 2012 (Dartigues et al. 1991, 2000). Ces résultats sont également mesurés en Chine (Zhang et al. 1990).

Wilson et al. (2010) ont émis l’hypothèse qu’une activité cognitive importante retardait le diagnostic de démence. L’activité cognitive est mesurée par un niveau d’études, mais également par un questionnaire portant sur les « activités stimulantes ». Parmi les activités stimulantes, citons : la lecture, la visite de musées, des jeux stratégiques ou intellectuels tels que cartes, échecs, mots croisés. La fréquence de ces activités a été cotée. La survenue de la démence est retardée pour les pratiquants réguliers d’activités stimulantes. Mais leur déclin est plus rapide ensuite.

Stern (2001) utilise la notion de réserve cognitive pour expliquer un diagnostic tardif de démence chez les personnes âgées dont l’intelligence prémorbide était importante. La réserve cognitive correspond à la quantité de capacités cognitives du patient supérieures au nécessaire, en comparaison à un seuil d’alerte via un test. Pour un même déficit quantitatif, une personne dont la réserve cognitive était importante obtiendra un score acceptable à un test cognitif alors qu’un patient dont la réserve est plus faible obtiendra un score alertant. Ceci est illustré par la figure ci-contre, issue de l’article de Stern (2001).

Réserve cognitive
Représentation des différences de réserve cognitive, issue de Stern (2001).

Stern (2010) précise la notion de réserve cognitive en lui associant deux formes, en fonction de la temporalité. Dans sa forme de « réserve neurale », le cerveau fonctionne plus efficacement. Dans sa forme de « compensation neurale », les perturbations dues à une pathologie telle qu’un début de démence sont compensées fonctionnellement en utilisant une part de la réserve cognitive.

Il est important de noter que la plupart du temps, le diagnostic de démence se fonde en partie sur un test cognitif rapide, le Mini-Mental Score de Folstein. Ce test a l’avantage d’être court et facile à administrer. Mais il est sensible aux compétences de la personne (Bolly, Degryse, VanWelde 2008, p. 16) Il peut donc sous-évaluer le risque de maladie d’Alzheimer chez un patient cultivé ou retarder le diagnostic.

Relations entre maladie d’Alzheimer et dépression

La dépression et la maladie d’Alzheimer sont souvent présentes ensemble chez la personne âgée (Bolly, Degryse, VanWelde 2008, p. 15). Plusieurs hypothèses peuvent être posées concernant leurs relations. Les principales sont : un tableau dépressif initial serait un facteur de risque pour l’apparition de la maladie d’Alzheimer ; une atteinte cognitive initiale favoriserait une apparition de la maladie d’Alzheimer ; il existerait une étiologie commune à la maladie d’Alzheimer et à la dépression. Il n’y a pas unanimité à l’heure actuelle sur la ou les réponses à cette question.

La dépression antérieure à la maladie d’Alzheimer

Ownby et al. (2006) ont réalisé une méta-analyse sur 153 études pour déterminer le risque de maladie d’Alzheimer associé à une dépression antérieure. Leur conclusion est que les patients avec des antécédents de dépression présentent un risque plus élevé de développer par la suite une maladie d’Alzheimer. Mais il est important de noter que ce risque est d’autant plus élevé que le délai entre dépression et maladie d’Alzheimer est long. Ceci est un argument en faveur de la dépression comme facteur de risque de la maladie d’Alzheimer et non comme prodrome de celle-ci.

Toutefois, d’autres auteurs voient la dépression comme facteur causal de la maladie d’Alzheimer. C’est la thèse défendue par Maisondieu dans « Le crépuscule de la raison », qui écrit : « Le refus d’accepter la réalité de la finitude, de renoncer au désir d’éternité est à l’origine du processus démentiel : quand le semblable désiré ou admiré, quand l’image de soi dans le miroir se transforme en spectres qui font peur, l’intelligence est en danger. Elle peut même disparaître, alors la démence se manifeste » (Maisondieu 2011, p. 17)

Un facteur causal commun à la dépression et à la maladie d’Alzheimer

Une coïncidence entre dépression et démence est souvent constatée, même si, les critères cliniques étant très divers, selon les études elle est évaluée de 0 à 87% ! (Derouesné 1996)

Les démarches étiologiques actuelles considèrent une multifactorialité des causes des troubles mentaux. Les facteurs de vulnérabilité sont aussi bien biologiques et génétiques que psychiques et sociaux. Chaque trouble est le résultat d’un ensemble de causes. Parmi les facteurs causaux de la dépression et de la maladie d’Alzheimer, certains sont sans doute communs.

Bolly, Degryse et VanWelde (2004) considèrent le rôle de l’athérosclérose à l’origine de ces deux troubles neuropsychiques. Toutefois, si le rôle de l’athérosclérose dans la survenue de la démence est prouvé, le lien entre athérosclérose et dépression est moins net. Mais d’autres mécanismes, tels une ischémie cérébrale, ou la dégénérescence des lobes frontaux-temporaux, peuvent être incriminés. Une sensibilité génétique à des facteurs communs à la dépression et aux démences a également été évoquée (Derouesné 1996).

Jorm (2000) a testé six hypothèses concernant la relation entre une dépression antérieure et une démence diagnostiquée après. Parmi ces hypothèses, seules deux sont validées expérimentalement : des facteurs de risque communs aux deux maladies, facteurs non précisés, et les traitements antidépresseurs antérieurs comme facteurs de risque de démence.

La survenue de la dépression lorsque la maladie d’Alzheimer est présente

L’hypothèse d’une dépression secondaire à la survenue de la maladie d’Alzheimer est la plus communément admise (Derouesné 1996.) Il en est ainsi de la grande étude épidémiologique Leiden 85-plus. Il s’agit d’une enquête réalisée sur l’ensemble des personnes âgées de plus de 85 ans d’une ville moyenne belge. À partir des résultats obtenus, Vinkers et al. (2004) concluent que le déclin cognitif est antérieur à la dépression chez les personnes âgées, sans hypothèse d’étiologie. L’étude Paquid, étude épidémiologique longitudinale de personnes âgées girondines montre également que les symptômes dépressifs deviennent visibles lorsque les troubles mnésiques sont perçus par les personnes et deviennent plaintes (Dartigues et al. 2012)

La dépression de la personne âgée malade d’Alzheimer peut être due à la prise de conscience douloureuse de son déficit cognitif. Le risque est particulièrement élevé lorsque la maladie d’Alzheimer est débutante car c’est une période de prise de conscience de la maladie, le patient doit s’adapter à ce nouvel état. L’anosognosie est une des caractéristiques des démences, mais, disent Bolly, Degryse et VanWelde (2004, p. 81) : « La dépression du dément se manifeste dans ce qui lui reste de lucidité. » Ce constat est partagé avec Derouesné (1996), qui parle des blessures narcissiques et des échecs répétés liés aux déficits cognitifs. Il signale également une plus grande fréquence des dépressions en début d’évolution mais propose une autre piste de réflexion, en plus de la moindre conscience des pertes cognitives : les dépressions seraient plus difficile à interpréter lorsque la démence est sévère.

Notons également que la conscience de son déclin cognitif est une piste proposée pour expliquer le déclin rapide des malades d’Alzheimer lorsque ceux-ci avaient une activité cognitive importante avant la maladie. Ce déclin pourrait être favorisé par des symptômes dépressifs consécutifs aux difficultés cognitives rencontrées (Wilson et al. 2010)

Enfin, il est important de noter que la perception qu’a un individu de son déclin cognitif n’est pas nécessairement corrélée à la quantification objective réalisée par les procédures professionnelles (Pellerin 1996).

Maladie d’Alzheimer et dépression d’intellectuels connus

Si nous n’avons pas trouvé de documents scientifiques concernant la maladie d’Alzheimer et la dépression de personnes diplômées ou d’intellectuels, il existe quelques cas connus, cités dans les ouvrages.

Louis Althusser, philosophe et professeur à l’École Normale Supérieure (rue d’Ulm) en est un. Atteint de maladie d’Alzheimer, en 1978, il écrivit à Jean Guitton : « Mon univers est aboli. Je ne puis plus penser. » (cité par Bolly, Degryse, VanWelde 2008, p. 14.) La maladie d’Alzheimer l’aurait conduit à un état dépressif, toutefois, il fait partie également de ces personnes ayant vécu plusieurs épisodes dépressifs au cours de leur vie, ces antécédents favorisant eux-mêmes la démence.

De même, le peintre De Kooning avait connu plusieurs épisodes dépressifs au cours de sa vie. Il a été atteint de la maladie d’Alzheimer en fin de vie et a alors passé deux ans inertes, « assis face à ses toiles » (Korff-Sausse 2008). Finalement, la démence avancée, il reprendra ses pinceaux avec l’aide de sa femme et peindra une dernière série de tableaux.

Ces intellectuels célèbres montrent à la fois la grande douleur morale ressentie lorsque le déclin cognitif est avéré, mais également des antécédents dépressifs et, pour De Kooning, une rémission tardive des symptômes dépressifs.

 

Finalement, une dépression n’est pas forcément concomitante d’une maladie d’Alzheimer, mais des symptômes dépressifs sont en général présents. Il est difficile d’associer une relation temporelle ou causale de ces affections. Mais un consensus existe pour dire que le début de la maladie d’Alzheimer et la propre reconnaissance de ses troubles par le malade augmente le risque de symptômes dépressifs.

Les dépressions des personnes âgées

La dépression de la personne âgée est différente de celle de l’adulte, dans ses manifestations comme dans ses causes.

Sémiologie de la dépression du sujet âgé

Les plaintes sont souvent somatiques. Même si elles sont accompagnées d’un manque d’entrain et d’une perte d’intérêt, la personne âgée n’aborde pas d’elle-même ces aspects du trouble. Des maux de têtes, associés à la sensation de fatigue intellectuelle et de baisse de capacités d’attention sont signalées (Ferrey, Le Gouès 2008).

Les dépressions des personnes âgées sont difficiles à reconnaître pour trois raisons, d’après Clément et Léger 1996. Les sujets âgés eux-mêmes ont du mal à se reconnaître déprimés. Les symptômes centraux sont parfois attribués de façon erronée au vieillissement normal. L’humeur dépressive est masquée par un émoussement affectif lié à l’âge.

Les échelles d’intensité de la dépression comprenant des items somatiques ne sont pas adaptées aux sujets âgés car elles mélangent plaintes organiques liées à des maladies organiques et plaintes organiques liées à un syndrome dépressif. C’est le cas de la Hamilton Depression Rating Scale (HDRS) (Bouvard, Cottraux, 1996)

Facteurs causaux de la dépression du sujet âgé

Des facteurs d’environnement sont déterminants dans la survenue de la dépression chez les sujets âgés. Il s’agit principalement de l’isolement social, de la perte des proches, de la retraite. Si la maladie et l’affaiblissement physique semblent être des facteurs de risque, il apparaît que c’est surtout la perte d’autonomie liée à ces facteurs qui augmente le risque de dépression (Clément, Léger, 1996). Cette perte d’autonomie est également une caractéristique de la maladie d’Alzheimer.

Un regard négatif sur soi-même est également un facteur de causalité de la dépression. Ce regard peut devenir négatif suite aux pertes physiques et cognitives de la personne âgée. Des schémas dépressogènes se mettent en place, dans lesquels le monde est vu « à travers des lunettes noires ».

Ce regard sur soi est dépendant du regard d’autrui. La construction tardive de l’image de soi peut être fortement atteinte par un regard négatif de l’entourage. Celui-ci souligne parfois les pertes de la personne âgée. Les conséquences en sont, en général, désastreuses chez l’intéressé (Ferrey, Le Gouès 2008).

Les dimensions sociales propres à l’âge ont également un rôle dans le syndrome dépressif. La prise de retraite professionnelle fait perdre un rôle social, voire du prestige. C’est également une période durant laquelle l’ennui et l’isolement peuvent s’installer, avec un rythme qu’il faut adapter. Ceci est particulièrement vrai pour des personnes très investies professionnellement, par exemple les cadres (Ferrey, Dupuy, 1996).

Kindynisa et Renéb (2013) définissent sept schémas cognitifs à l’origine des dépressions de la personne âgée. Quatre sont similaires à la population générale : perte de peur de contrôle, dépendance, vulnérabilité et abandon ; trois sont spécifiques à la population âgée : perte de l’individualité, refus d’aide et désengagement.

Perte d’autonomie, regard négatif de soi-même et de l’entourage sur la personne malade, précédemment active cognitivement, sont des causes pouvant expliquer le risque de syndrome dépressif chez une personne diplômée atteinte de maladie d’Alzheimer.

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Mis à jour le samedi 22 novembre 2014.