Toute petite déjà, je savais courir. Ma technique me permettait d'aller vite, sans tomber, en m'amusant. Bref, il s'agissait d'une technique que je qualifierais d'efficace. Ma course à pied me permettait de jouer à chat perché, à la déli-délo, voire à l'épervier. Mais je n'y pensais pas trop. Je n'avais pas l'impression d'être dotée d'un talent particulier. Je courais avec les copains, je ne me blessais pas. Je n'y pensais pas. Je dois dire que je crois que c'était simplement naturel pour moi.
Bien sûr, je n'avais pas la chance d'avoir un professeur de sport. C'est pour cela certainement que je ne percevais pas mes lacunes. Je faisais la course avec les copains. Des fois je gagnais, des fois non. Je jouais au foot. Nous faisions même des balles au prisonnier et des passes-à-dix à l'école. Et personne ne me montrait ce qui n'allait pas !
Puis j'ai déménagé à Antony. A l'école Velpeau, il y avait un professeur de sport. Le vendredi matin, nous enfilions nos survêtements et nous nous rendions au Parc de Sceaux. C'est beau, le Parc de Sceaux, non ? Un parc de Le Nôtre avec des grandes allées, un long bassin en croix. Le grand canal, c'est son nom, mesure environ 3,5 km de circonférence. Et c'est là que ça se corse : le prof de sport voulait que nous effectuions cette distance en courant. Les autres enfants connaissaient le prof. Beaucoup ne se préoccupaient pas trop de cet exercice de routine, certains le craignaient. Quant à moi, j'étais surtout très surprise et un peu inquiète devant une telle épreuve.
Ce premier vendredi après la rentrée, nous laissâmes nos sweat-shirts à notre institutrice et partîmes pour ce petit tour. Partie prudemment, donc doucement, je compris rapidement l'origine de la crainte de mes camarades. Le professeur poussait le dernier, celui qui lambinait derrière tout le monde, le forçant à rattraper les autres, bien loin devant. Je compris donc rapidement la première règle de la course à pied : "Le dernier est un feignant". Et son corollaire : "Il faut le ridiculiser."
Je découvris également que je m'étais certainement trompée pendant des années : je ne savais pas courir, je ne connaissais rien à la course à pied !
J'arrivais essoufflée et en nage au bout de ce jogging. Nous dûmes immédiatement remettre nos sweat-shirts, sous les cris de ce bienveillant professeur. Il n'aurait pas fallu que nous attrapions un rhume ! La seconde règle de la course à pied était donc : "Après l'inconfort de la course, il est nécessaire de cumuler avec l'inconfort de la récupération."
A partir de ce mois de septembre, je détestai le Parc de Sceaux, la course à pied et le sport en général, par la même occasion. Je compris rapidement que le sport me détestait aussi. J'arrivais au collège avec un bagage sportif déjà chargé. J'obtins rapidement ce que je pensais valoir : une médiocre note en-dessous de la moyenne. Je fus surprise à Noël de voir mon oncle s'en étonner : moi qui randonnais tous les étés dans les Pyrénées, qui skiais l'hiver et qui ne manquais pas une occasion de grimpette, foot et autres activités physiques lors des week-ends à la campagne. J'eus beau tenter de lui expliquer que ça n'avait rien à voir avec le sport, discipline que j'abhorrais et pour laquelle je n'étais nullement faite, j'eus du mal à le convaincre. Il dut se rendre à l'évidence de la note...
Mon peu de talent pour la course à pied se confirma d'ailleurs. J'habitais désormais en Brie, au milieu des champs. Nous devions donc courir 20 minutes autour d'un terrain de basket. Tiens, j'ai écrit "donc" ? Ah oui, c'est tellement logique dans un lieu confiné comme la Brie... Où aurait-on trouvé une belle ballade à faire faire aux enfants ? Bref, c'était le terrain de basket. Et attention ! Il y avait des règles précises :
- Ne jamais marcher
- Courir suffisamment vite (eh oui, à cause de la première règle de la course à pied)
- Et surtout ! Surtout ! Ne pas dépasser 40 quand nous comptions nos pulsations cardiaques à la fin des vingt minutes.
La professeure, petite femme plus large que haute, se plaçait au milieu du terrain pour nous surveiller. Ses remarques reprenaient toujours les deux premiers points de la règle du jeu, avec tout juste quelques petits conseils supplémentaires :
- Les pies, là, on arrête de bavarder et on avance
- Qu'est-ce que tu fais à marcher ? Tu crois que je ne te vois pas ?
Enfin, au bout d'un temps interminable, elle soufflait dans son sifflet. Un coup. Nous commencions à marcher, toujours tournant, nous cherchions notre pouls, du pouce gauche sur le poignet droit. Un deuxième coup, nous commencions à compter. Un troisième, nous retenions le nombre obtenu. Enfin, chacun à son tour, nous devions donner notre valeur. Ceux qui avaient plus de 40 se faisaient copieusement réprimander pour leur manque de prévoyance. C'est de l'endurance, enfin ! Je ne compris jamais comment réussir le double challenge de "courir assez vite" et "garder une pulsation basse". Bien sûr, sans jamais marcher ! Marcher, c'est tricher.
Mon père étant particulièrement peu sportif, il aima beaucoup le commentaire que lui fit la prof de mes performances : "Quand je vois Valérie courir autour du terrain, j'ai envie de lui dire de prendre un bouquin et d'aller s'assoir." J'aurais tant voulu qu'elle cède à son envie ! Au lieu de cela, elle se plaint l'année suivante de mon manque de motivation, quand elle découvrit que j'étais capable de courir après un ballon de rugby.
Je jetterai un voile pudique sur mes autres performances sportives au collège et j'arriverai au lycée. Je ne savais toujours pas courir, je ne faisais plus ni foot ni chat perché avec les copains et j'étais bien persuadée de n'avoir aucune endurance. Le professeur ne disait-il pas : "Courir 20 minutes d'affilée, ce n'est pas un question de performance mais une question de santé. Toute personne en bonne santé doit être capable de courir vingt minutes sans être essoufflé." Je sus en déduire la conclusion qui s'imposait mais ne sus qu'en faire. La grande décision que je pris à l'époque fut de troquer athlétisme contre natation au bac. Cela me permit d'obtenir une note honorable, de doubler bien des garçons, ce qui était très étonnant car je n'avais jamais eu de cours de natation à l'école et avais tout appris en nageant chaque semaine, tout simplement, en club. Je n'avais toujours aucune espèce d'endurance. Pour mes dix-huit ans, mon oncle m'accompagna au sommet de l'Aneto, point culminant des Pyrénées.
Puis je rencontrai mon futur mari. Fanfaron, informaticien, triathlète. Je comprenais deux tiers de ses loisirs, et, disons, deux tiers du troisième. Je me souviens un peu comment il réussit à me convaincre que je pouvais courir. D'abord je le vis partir d'une période totalement sédentaire, à coup de chips-bières devant Colombo en séchant les cours d'anglais, à une période d'entraînement intensif pour réaliser son premier ironman. Puis il me trouva un plan d'entraînement qui correspondait à ce que lui considérait comme la base de la course à pied :
- On a le droit de marcher,
- On court à son rythme.
Incroyable, non ? Le premier jour, je devais courir 30 secondes et marcher 30 secondes, puis recommencer 20 fois. Je n'étais même pas fatiguée ! Puis j'augmentais, courant une, puis deux... puis neuf minutes d'affilée, pour un temps d'entraînement grimpant à trois quarts d'heure ! Je découvris ainsi que je pouvais courir. Le plus incroyable fut que je pus participer à des courses. J'arrivais dernière à la première que je fis, mais il faut reconnaître qu'il y avait bien peu de partants. Et ma fille avait tout juste 4 mois.
Maintenant, je sais que je sais courir . Je sais que j'ai le droit de marcher. Je sais que je parcours plus de kilomètres ainsi qu'en tournant sur moi-même pour vérifier qu'il n'y a pas un feignant qui traine. Je sais que je suis en meilleure santé et certainement mieux avec moi-même que ma prof de sport obèse. Et j'espère que les profs de sport ont changé !