L'Arizona, pourquoi ce choix
En 2014, j'avais envie de faire un 6 jours. Un gros 6 jours. Je ne sais pas pourquoi, je le sentais bien. Je pressentais que mes 812 à Antibes étaient en dessous de mon niveau optimal. Naturellement je me tourne vers les 6 jours de Gégé mais il se trouve que cette année l'organisation de ces derniers a été complexe. Au final ils ont bien eu lieu mais entre temps je me suis inscrit aux US pour ce "réveillon en courant" qu'est "Across the years". L'idée est simple, on part en 2014, on arrive en 2015. Plusieurs courses sont organisées, 24h, 48h, 72h et 6 jours. Tout sur le même circuit. La grosse fiesta pour les zinzins du kilomètre.
Niveau organisation, j'ai prévu "grosses vacances en famille" autour de la course. Pour vous la faire courte, on visite New-York pendant 3 ou 4 jours avant la course, puis on se déplace à Phoenix même et sur place mon épouse Valérie et mes filles ont des activités prévues, plutôt sympa, genre visite de Grand Canyon en hélico ou encore (c'est mieux !) participation à un 24h. Car oui les enfants peuvent s'inscrire, alors Lise et Adèle en profitent pour s'essayer à l'exercice. Pour être tout à fait honnête, ça m'a coûté un bras, mais c'était plutôt sympa, les vacances au pays de l'Oncle Sam.
Niveau "sport", j'ai fait en septembre le Tor des Géants et en octobre les 6 jours de France à la marche . Donc je suis sois hyper bien entraîné, soit en surchauffe. Difficile de savoir tant qu'on n'a pas essayé. J'ai pris du risque avec une fin de saison aussi chargée. Maintenant c'est fait, c'est fait, on va voir ce qu'on va voir !
J1
Premier jour de course, et découverte du circuit. Alors il est comment ce circuit ? Ma foi, plutôt sympa, très joli, pas ennuyeux du tout, assez long (plus de 1600 mètres, un "gros mile" américain), avec un ou deux faux plats, mais rien de méchant, le mont Everest local est beaucoup moins impressionnant que la côte du Luc ou de Lenshan , dans la catégorie côte de circuit. Le revêtement c'est un peu de macadam mais surtout beaucoup de piste dans la poussière, dans l'ensemble assez tendre. Un revêtement qui pardonne, plutôt mou - on voit nos empreintes dans le sol, ça prouve par A+B qu'il y a amortissement - qui devrait épargner les vilaines blessures.
J'attaque par une heure de marche. Cette année j'ai décidé de faire simple, à Antibes ou au Luc j'avais opté pour une alternance 2h course / 1h marche ici je vise 1h course / 1h marche, donc davantage de marche. Je pense toutefois aller plus vite car d'une part mon super plan 2h/1h sur la fin se transformait souvent en 1h30/1h30, à savoir je n'arrivais pas à courir tout le nécessaire, et par ailleurs depuis Privas, je sais que je peux marcher vite.
Je regarde le classement de très loin voire pas du tout, d'une manière générale c'est parti lentement, pas de grands zinzins qui attaquent à plus de 200 bornes le premier jour comme on peut en voir dans l'hexagone. Dommage, ça fait de bon lièvres qui font exploser le gros du peloton, je me retrouve malgré moi dans le top 3 assez rapidement, je n'aime pas trop cela mais bon, y'a pas de lièvres, y'a pas de lièvres, faut s'y faire.
Première nuit, je décide de m'arrêtre 1h30 "par principe" pour éviter de couler une bielle la seconde nuit. Alors je vais vous dire un truc, je crois que là , j'ai fait ma première connerie. Car j'étais incroyablement en forme. Et je me suis donc immobilisé pendant 1h30. Sans vraiment dormir. Mais le réveil. Aouch! Repartir avec ce froid. Car oui, il pèle dur, la nuit. Dur, mais dur, vous n'imaginez même pas. OK j'ai déjà couru dans plus froid que cela, la neige et -10 degrés, je connais. Mais le camping dans le froid, c'est inédit. Tandis que les filles sont à l'hôtel, je dors, logiquement, dans une tente (montée par l'organisateur, le luxe) au bord du circuit.
Et au réveil donc, qui n'est pas un réveil car je n'ai pas vraiment dormi, je suis frigorifié. Je me suis déshabillé pensant faire une bonne affaire, mais c'est une bonne c*nnerie car se rhabiller est une horreur, je mets un t-shirt propre mais tout le reste est mouillé-glacé, j'ai tout de même eu la bonne idée de planquer mes habits entre les deux duvets, le mien que j'ai amené de France et celui de l'organisation que j'ai loué, donc tout n'est pas "à ce point glacé qu'il en devient rigide" mais dans l'ensemble, c'est la cata. Moment de solitude lorsque la NOK refuse de sortir du tube... 5 minutes de perdues à presser le machin comme un tube de dentifrice en bout de course pour en sortir la précieuse crème qui sauve les pieds. Je mets 30 ou 40 minutes à me remettre en piste, un carnage.
Enfin bref, je suis reparti.
J2
Allez, c'est lundi, c'est la fête ! Je pense aux collègues qui sont au boulot. Je suis mieux ici. Ces vacances, je les ai voulues, ça m'a coûté une blinde, maintenant j'y suis j'en profite. La mécanique est bien rôdée. J'ai la conviction de n'être pas trop marqué par mes 6 jours d'octobre à Privas. En tous cas mes jambes sont plutôt bien, l'alternance course/marche semble me réussir. Au départ j'avais prévu un truc subtil avec différentes allures de marche, de course, et des temps intermédiaires et tout le tralala. Mais j'ai oublié ma feuille à l'hôtel et du coup j'ai tout fait au pif. À vue de nez sur la première journée je suis en avance sur mon objectif, malgré mon arrêt pourri de la nuit. Peut-être pas une mauvaise idée celui-là , après tout. À voir. Je peux l'optimiser en tous cas.
Je jette un coup d'oeil au classement. En premier David Johnston qui avance léger et régulier, et au coude à coude avec moi Sue Scholl, qui me paraît courir bien vite et dépenser beaucoup d'énergie. À mon avis elle ne tiendra pas la distance, d'autant que sachant que vise "900km et quelque chose" (ça y est, c'est dit) si elle me suit elle va probablement éclater record sur record et je ne sais pas, mais je la regarde et je vois pas un 900. Un 700 peut-être, mais 900 j'y crois pas. Enfin bref, on verra bien.
Je poursuis l'effort, la logistique est parfaite, j'ai mis un peu de temps à me roder mais j'ai pris mes marques, le ravito est très efficace, on y trouve de tout. Mais j'ai du prendre une quantité incroyable de "Mountain Dew" assorti de sandwichs à la dinde et au fromage. C'est très bon le "Moutain Dew", une variante de limonade qui m'a très bien réussi.
Et on en arrive donc à ... la deuxième nuit. Bon là , ça se complique, il faut "vraiment" dormir. Je me couche et règle le réveil sur "dodo pendant 2h30". Au bout d'une heure et des brouettes, je me réveille. Et là , je décide de prolonger jusqu'au fond des 2h30. Un relent de mauvais souvenirs du Luc, où lorsque j'avais raccourci ma nuit de 2h30 à 2h00, ça avait coincé. Mais rétrospectivement, j'ai fait une erreur. Je n'aurais jamais du tenter de me rendormir ainsi. Quand on se réveille naturellement, c'est que le cycle est fini, on se donne un coup de pied au cul, on se fouette le popotin, on sort du lit et on s'active. Au lieu de ça, Monsieur Christian roi de la grasse mat' prolonge l'effort au padok, et c'est donc la gueule enfarinée que je sors du duvert 2h30 après être rentré dedans. Et du coup, bien froid, tout glagla. Ma Gore-Tex est gelée, dure. Bigre, il ne fait pas chaud. Ce coup ci j'ai mis la NOK dans un sac qui me sert d'oreiller, au moins elle n'est pas gelée. Je bats des records de lenteur pour m'habiller, c'est une catastrophe, je signe un tour en 3h17, wow, en forme je loge un marathon dans cet invervalle. OK je suis bien reposé, mais en y repensant, plus de 3 heures, c'est trop cher. D'autant que j'ai la solution, j'avais juste à me réveiller "un peu avant".
J3
OK maintenant c'est mardi. C'est le grand jour pour les filles, elles vont se taper le Grand Canyon en hélico. Pas mal hein ? Je vais vous dire un truc, elles m'ont manqué. Pas au niveau logistique car vis-à -vis de la course je m'en sors très bien, mais elles m'ont manqué affectivement. Je suis content de les revoir le soir.
Niveau classement, ça se tasse. Je reste juste un peu derrière David, et derrière le trou commence à se creuser, les deux seuls qui sont dans mon radar sont Sue et Ed Ettinghausen, le "Jester" avec son sympathique costume de clown. J'avoue qu'assez rapidement je ne fais la course qu'avec David, les autres étant manifestement plus lent, de ce que j'en juge de visu, et mes rares interrogations du classement confirment cette impression. En vérité je ne fais pas vraiment la course avec David, je veux mon 900-quelque-chose et si je peux aller tâter le record personnel de mon ami Olivier Chaigne, je ne vais pas me gêner. Mais pour l'instant, il faut empiler les kms.
Le soir, je suis assez fatigué, je vais me coucher un brin plus tôt que prévu, en revanche je me lève bien dès que c'est possible, *avant* que le réveil sonne, à la fin de mon cycle. Du coup, arrêt bien plus efficace, une heure de moins que le précédent, et l'état de fraîcheur est tout pareil.
J4
Et hop, on y est, dernier jour de l'année. On passe aussi la mi-course, c'est symbolique. 474 bornes aux 72 heures (mi-course). Zut, aïe, caramba, yé souis en retard par rapport aux prévisions. Alors que sur la première journée j'étais en avance. J'ai du faire du caca sur les jours 2 et 3, à vue de nez mes pauses à rallonge, c'est pas bon pour le commerce. C'est pas mal 474, mais pour aller chercher les 900 va falloir démouler un 426 en seconde partie. C'est faisable, mais je suis bien placé pour savoir que ça ne se sort pas du chapeau. Bon, peu importe, on continue la mission !
Mais en fait tout ça, on s'en fout car aujourd'hui se passe un truc incroyable. Mes filles Lise (9 ans) et Adèle (10 ans) vont participer à leur premier 24h. Rien que pour cela ça valait le coup de le faire aux states, ce 6 jours. En effet, manifestement, la législation américaine est plus soupe (pas de certificat médical non plus...) et on peut inscrire ses enfants. Ils sont d'ailleurs assez nombreux sur le circuit. Certains courent de joie comme des chiens fous, la plupart marchent studieusement, discutent avec les grands, c'est bon enfant, j'adore.
Et donc mes filles sont de la fête. Je vous rassure, aucune pression, elles font le kilométrage qu'elles veulent, et je ne leur ai pas forcé la main pour s'inscrire. Et après tout c'est sympa d'avoir son nom qui s'affiche sur le tableau, on peut aussi se gaver de bonbons et de sodas au ravito, c'est la fête quoi ! Je les croise donc régulièrement, les encourage à l'occasion, c'est une expérience unique.
La nuit tombe, et avec elle un bon coup de grisou sur mes neurones, je penche d'un côté, celui où je vais tomber. Ni une ni deux, je branche mon MP3, justement pas sur des MP3, mais sur une radio locale, 104.7, qui entre 20h00 et 22h00 me fait un récap' des meilleurs tubes de 2014. Et moi je vous dis, les meilleurs tubes de 2014 de la radio machin-chouette de Phoenix, Arizona, ça jambonne grave. De la bonne pop teintée d'un soupçon de country, yeah, je ne suis pas prêt de dormir. Et à suivre, de 22h00 à minuit, un remix fait par DJ-j'ai-oublié-ton-nom, je vous dis que ça. En particulier, toutes les 20 minutes ils nous balancent une pub bien pesante sur la super soirée organisée avenue machin, "it's going to be bananas! No, it *is* bananas!", il paraît qu'il y a un bar à cocktail, un bar à bières, un bar à vin, un truc pour stocker les mômes pendant qu'on s'avoine aux bras pré-cités, un dance-floor de folie, le meilleur DJ de l'Ouest du Monde, bref, c'est le genre de soirée où vous direz plus tard "t'ain, tu te rappelles de la soirée du 1er janvier 2015" "ah ouais, c'était trop cool" et le gars de la radio, il est sympa parce qu'il ne veut pas qu'on rate ça, alors il nous conseille de venir, car à cette soirée il y a tout ce dont on peut avoir jamais rêvé. Ah ouais, et y'a un circuit avec une arche de comptage et du Moutain Dew et des sandwichs à la dinde et au fromage? Nan parce que si y'a pas, c'est pas la peine de m'appeler.
Dans les stands, c'est la fiesta, hip hip hip hourra, ça danse, il fait une chaleur de folie, c'est la grosse nouba ! J'ai attendu minuit pour me coucher, mais en vérité j'ai vraiment tenu sur piles, je me couche fourbu, et dors comme un bébé. L'avantage de se coucher tôt c'est qu'on se réveille plus tôt, et du coup il fait moins froid. Passé 4h ou 5h du matin, c'est ingérable, il gèle tellement que c'en est insupportable, si on est déjà en piste, ça se gère, mais partir dans ces conditions, non merci. Je pense en même temps qu'avec un petit chauffage d'appoint et/ou davantage de fringues propres et sèches, ça serait peut-être pas si dur. Mais là je carbure à la fringue mouillée par la transpiration de la veille, c'est pas commode. J'ai pris le parti de dormir avec la moitié de mes couches de vêtements sur moi. Cette nuit je ne change pas de slip ni de t-shirt, j'en ai raz la casquette de me geler les miches.
La nuit dernière je suis tout de même bien monté dans les tours, en y repensant j'avais la conviction d'être en montagne, aux sports d'hiver. Quand on est comme ça c'est que la fatigue vous gagne.
J5
Allez, c'est jeudi.
Lise et Adèle terminent leur 24h. 54km et 42,2km respectivement. Une ultra, et une marathonienne. Et paf. Et vous, votre excuses à vous, c'est quoi ? Je suis super content pour elles, je m'arrête le temps d'une photo.
Et c'est reparti pour quelques tours. Je me dis que le David, il s'accroche bien devant, il va falloir que je me remue un peu si je veux le déloger de là . J'essaye un nouveau truc : je vais faire 2 heures en courant et une en marchant, comme à Antibes ou au Luc. Normalement, je devrais aller plus vite comme cela, non ?
Bon, oui, je vais plus vite, mais en revanche je suis rincé. Je m'en doutais un peu, ces derniers temps je manque de km à l'entraînement en courant. Forcément, à force de remplacer par de la marche. J'ai l'impression que je vais crever à ce tarif là , donc profil bas, je déroule mon plan 1h/1h comme prévu.
Autre signe d'inquiétude, mon tendon d'achille gauche tourne de l'oeil. Je boitille compenser. Mince, j'avais pas besoin de cela. Tout ceci a pour effet de me recadrer un peu, je me colle à mon petit 1h/1h, sans faire de vagues.
On est un peu seuls maintenant, ça tranche avec le 24h de la veille où il y avait plein de monde. Faut dire que pour *prendre le départ* d'un 24h le 1er janvier pour arriver le 2, même pas en même temps que l'arrivée du 6 jours, faut être un peu étrange. Mais les gens un peu zinzins, c'est pas ce qui manque dans le coin. Bref, je cause un peu avec David, c'est un gars extra, super gentil. Depuis le début de la course il m'encourage toujours, super, allez Christian, "Good Job!". J'ai un peu l'impression d'être un ours, il me semble que je ne lui rend pas la pareille. Suis un peu fatigué, voyez-vous. Surtout que bon, moi, je suis un peu pétard d'être en retard sur mes prévisions, je sens le 900 qui me glisse des doigts, et mes tentatives de rechopper le rythme terminent comme des pétards mouillés.
Arrive la dernière nuit "avec dodo", car celle d'après, c'est prévu de longue date, je ne dormirai pas.
Donc je vais au lit et là j'ai un petit soucis logistique. Je suis trop fatigué pour régler mon réveil. Mon téléphone Androïd tombe de mes mains avant que j'aie le temps de le régler. Je dois ensuite me concentrer pour trouver la bonne icône. Au final je le règle sur 15 minutes. Ensuite je me réveille et décide de la bonne durée à mettre. C'est un process en deux étapes. Un je récupère assez d'énergie pour ne pas faire n'importe quoi, deux je fais ce que j'avais à faire. Voilà le genre de trucs débile qu'on fait lorsqu'on est fatigué, pour de vrai.
Je me réveille avec ce petit sourire en coin qui exprime "ouais, c'est la dernière fois que je me fais chier à sortir de ce p*tain de duvet pour affronter ce froid improbable qui fait geler l'eau dans les gobelets". J'aurais du me méfier plus de ce froid, K-G, un suédois habitué des 6 jours, me l'avait dit à Privas. À ATY, les nuits sont fraîches. Et quand un viking vous dit qu'il fait froid, il faut le croire.
J6
Dernier jour de course, il ne reste donc plus qu'une journée et une grosse nuit avec à peine 1h30 de jour derrière.
Mais avant le jour, il me faut terminer la nuit. Et là , j'ai joué mon va-tout. J'ai oublié de vous dire, mais la marche me pose un problème thermique. Quand je cours, je génère du chaud, je transpire, je pourrais courir avec deux ou trois couches de vêtements. Quand je marche, même vite, j'économise l'énergie, comparativement à la course, et du coup je dégage moins de chaleur, je dois donc me couvrir davantage. Au final je me ballade avec 5 ou 6 couches de vêtements. Quand je cours j'ouvre tout, car par chance, j'ai eu la bonne idée de ne prendre que des fringues avec fermeture éclair sur le devant, et je transpire des bras. Quand je marche je ferme les écoutilles, je me capitonne au fond de ma capuche, la tête bien coincée au fond du bonnet, et je me pèle le jonc en silence. Ou plutôt, en musique, car en plus d'être trop rafraîchissante, la marche m'assoupit. Je baisse le rythme, je somnole, et boum voilà que je fais mine de tomber en arrière, je m'endors en marchant.
Il faudrait que j'intègre cela dans mes plans de marche, marcher quand il fait très chaud, courir quand il fait froid et/ou que le sommeil menace dur. Et le reste du temps, alterner. Bon, ce sera pour une prochaine fois.
En attendant, et pour tenter de rattraper le temps perdu, je décide de m'offrir une matinée studieuse. 4 heures de course non-stop. Et tiens, pan dans les dents. Je me cale à un petit rythme, et roule. Et ça marche pas mal. À un moment, c'est bon, j'en suis convaincu, j'ai trouvé le secret de la foulée perpétuelle ! Moment intense, radieux, c'est top, je ne perds plus de temps sur mon objectif, j'ai du retard mais il est constant, la vie est belle, je fais du bon boulot, tout va bien. Il me semble que je compense mon début de nuit très difficile, après tout, dormir tôt, peut-être que c'est mieux pour moi.
J'avoue en écrivant ces lignes que j'ai un doute. Était-ce la nuit de mercredi à jeudi ou la nuit de jeudi à vendredi, que j'ai ainsi flotté dans l'air, heureux ? J'ai un petit doute. Je penche pour jeudi à vendredi, et c'est là le truc : sur la fin de la course, je suis suffisamment attaqué pour que mes souvenirs se mélangent un peu. Mais on s'en fout de savoir si c'était la veille ou le lendemain, peu importe, ce qui compte, c'est que j'ai eu ce moment de félicité, et ça ça restera gravé dans ma mémoire.
Les gros pieds
Le matin, j'attends avec impatience les filles, sur mon lecteur j'écoute du Joe Dassin en boucle, c'est très approprié, ça mélange style franchouillard et ricain, côté banjo, côté violon. Elles se pointent, je (re)félicite les petites marathoniennes et avec leur maman elles partent chercher mes bottes. Car oui, caprice de papa gâté, j'ai décidé de revenir des states avec une vrai paire de bottes de cow-boy, je vous dis que ça. Et là , il faut aller les chercher au magasin, à l'autre bout de la ville (comprendre, à 40 km de là ) car ma "commande" est arrivée. Bon bref, les filles partent pour la matinée.
Et je ne sais pas pourquoi, dans cet intervalle, mes pieds décident de gonfler. Oh oui j'ai désserré mes chaussures au maximum, mais quand même, ça sert. Et je suis inquiet, car j'en suis convaincu, si j'ai calé avec mon releveur gauche pourri au Luc, c'est à cause d'un serrage trop fort. Je me dis que je vais attendre Valérie pour traiter le problème. Mais ça traîne. Il est 10h du matin passé, il commence à faire chaud, ça gonfle, ça sert, je suis à la limite de la psychose car au Luc c'est là que j'ai calé, au matin de l'avant dernier jour. Merde merde merde. Panique à bord.
Je décide de m'arrêter pour voir.
Et là je comprend. C'est pas les lacets, ce sont les guêtres. Bon sang de bois, ces p*tain de guêtres Décathlon avec la lanière qui les retient par le dessous, c'est la lanière qui est trop courte, et pas élastique. Du coup ça comprime tout le pied. J'essaye de détacher la lanière, mais sans elle, la guêtre ne protège plus des cailloux. J'étais venu avec deux jeux de guêtres, mais les autres, les Raidlight, sont justement "craquées" depuis plusieurs jours, et c'est pour cela que j'ai mis les D4 à la place. Sauf que jamais je ne les avais essayées avec des pieds gonflés.
Je repars en mode "tant pis" avec les guêtres qui ballotent. En chemin je discute avec Ed qui me propose (et ça, c'est super sympa) ses guêtres à lui, décorées clown, s'il vous plaît. Ça c'est un copain ! J'essaye le matos. Malheureusement pour que ça marche bien il faudrait que mes chaussures aient un scratch au talon. Or, j'ai pas.
Bon, je tente un truc avec mes vieilles guêtres et des épingles à nourrices. 25 minutes pour mettre ces épingles, c'est pas fait pour, elles se tordent, j'en peux plus, suis au bord de la crise de nerfs. Bon sang mais c'est trop con perdre 30 minutes sur un truc débile comme ça, alors que j'ai de l'énergie, qu'il fait beau, que tout est au beau fixe ou presque, non mais sans rire ?
Une fois à nouveau en piste, j'écume, je suis tout colère mode gros-pétard. Et je sais que c'est très mauvais, il faudrait que je me calme. La seule solution que je trouve : j'enquille quelques tours à fond de cale, genre dans les 12 minutes ou moins, il faut que je relâche la pression. Je ne reviendrai jamais sur ces 30 ou 40 minutes perdues, c'est foutu, mais il faut que, nerveusement, ça sorte, sinon je vais exploser et arracher une tente du sol, c'est certain.
Sur ces entrefaits, Valérie et les filles reviennent. Les bottes sont superbes. C'est une bonne nouvelle. Je me calme petit à petit. Mon rythme aussi, se calme etit à petit. Bilan à un peu plus 120 heures de course : il me faut tenir un gros 6 km/h de moyenne pour tenir les 900. Arf, ça va pas être facile. Il reste 17 heures de course quand je fais mes calculs machiavéliques. Mais je n'arrive plus à compter. Je confonds tout. 17, 15, 130, 140, 100, je mélange tous les chiffres, les miles, les km, impossible de déterminer un plan de route, je suis complètement paumé. Cerise sur le gâteau, en voulant bien faire j'ai un peu trop mangé ce midi, un sandwich ne passe pas, je suis ballonné, j'ai envie de vomir, j'ai connu des jours meilleurs.
Je pense que je ne passerai pas la nuit si je fais un tout droit à partir de maintenant, j'estime qu'il est plus sage de recharcher les accus maintenant. Après tout, c'est vrai j'ai dormi tôt et la fatigue s'accumule.
Je fais donc une petit pause de jour (c'est rare...) Valérie me retartine de NOK (fait remarquable, j'arrive à lui sous-traiter ça, chose qui m'était impossible avant : on progresse) je me laisse divaguer pendant une trentaine de minutes je crois, et c'est reparti. Au moins j'ai bien digéré, ce coup-ci c'est certain, ça va donner !
Dans mon esprit David a du au moins me coller 10 tours avec toute la merde que je fais depuis ce matin, mais bon, c'est un autre sujet.
Dernière nuit
Les filles partent se coucher à l'hôtel, et je reste seul pour la dernière ligne droite. J'ai eu un sursaut de lucidité au réveil, les 900 c'est bon j'y crois. D'autant que les guêtres c'est plus un problème, Valérie m'a très gentiment bricolé un équipement de fortune mais de toutes façons avec le collant long les cailloux rentrent peu. Je suis donc dans une mouvance positive, et puis rapidement, dès que j'appuie sur le champignon, bim, fatigue, endormissement dès que je marche. Misère. Et à nouveau, incapable de calculer. Parfois j'ai l'impression que le 920 rentre. Parfois que je vais caler à 850. Impossible de me fixer, d'avoir une ligne, je suis dans le vague.
Il fait nuit. Les gars du ravito notent mon peu de grande forme. Ils me conseillent d'aller dormir. Pour me reveiller dans le froid tout raide de partout ? Merci mes canards, mais donnez les à d'autres vos conseils. D'ailleurs j'y ai réfléchi, j'ai été bien con de dormir dans ma tente, j'aurais mieux fait d'aller dormir dans la tente commune chauffée. À 3h du matin y'a personne et au moins c'est... chauffé, et quitte à dormir tout habillé sans se changer... Enfin bref, ma décision est prise, je vais passer la nuit à marcher, au moins je serai certain de ne pas dormir 4h par erreur, et à défaut d'être glorieux et performant, les km pris ainsi seront toujours autant d'ajouté à mon record personnel. Record que j'ai battu à la tombée de la nuit (812km) avant que les filles partent à l'hôtel.
Normalement ce devrait être un moment de joie, chaque pas que je fais je bats mon record, mais c'est surtout une sinistre galère. J'en peux plus, je dors debout, et ce froid m'obsède et m'agace. De retour à Paris je verrai ce débardeur polaire ultra chaud que je mets quand il fait "vraiment froid" et que j'ai laissé sur un dossier de chaise me disant qu'en Arizona, non, c'est certain, ça ne me servirait à rien.
Il y a une arche de comptage intermédiaire aux 800 mètres, à l'autre bout du circuit avec une petite tente de l'organisation. C'est là que souvent, le jour, on voyait un gros biker avec une barbe à la ZZ-top en devenir et un accent du sud à couper au couteau. Et là , le gars de la tente est sorti pour venir me voir. Ça va bien monsieur ? Je comprends son questionnement. Je suis en train de parler à la ligne. Debout, au milieu de nulle part, je lui cause. En français. Mais c'est une ligne américaine, elle ne peut pas comprendre. Allez, c'est décidé, je vais me reposer 10 minutes, hein, ce sera pas de trop.
Et je repars. Gniiik gniiik ça grince mais ça avance. Chemin faisant je croise un caméraman qui, si j'ai bien compris, s'entraîne à porter sa caméra très longtemps car il monte un business de reportage en général et sur l'ultra en particulier. Donc faut qu'il ait l'habitude de la porter longtemps et il s'entraîne. Pour faire plus court : comme moi, il a envie de faire un max de tours. Et là , je saute sur cette occasion inespérée. En cette dernière nuit, il n'y a pas grand monde sur le circuit, et moi je disjoncte toutes les 20 minutes. Or je le sais, il me suffit d'un peu de compagnie, et hop, je tiens sans soucis. Donc c'est dit, nous allons rouler ensemble. Je lui raconte ma vie, il me raconte (un peu) la sienne, et au final, on abat quelques tours, l'air de rien. Je me sens un peu miteux de faire un final aussi pourri, mais enfin c'est moins pire que de s'arrêter dans sa tente, je trouve.
On cause on cause, on fait des pauses de 5 minutes au ravito parce qu'on n'est pas des bêtes, et notre équipe tourne bien. Au beau milieu de la nuit, je fais une proposition : au prochain tour, on ne va pas s'arrêter bouffer, on va plutôt s'arrêter pour se réchauffer, dans la tente chauffée, justement. Pour compenser on ne bouffera pas, on troque 5 minutes contre 10 minutes, et en échange on se recharge un peu pour lutter contre ce satané climat. À mon avis il ne fait pas si froid que ça, c'est juste que marcher en étant super fatigué, ça réchauffe pas des masses.
On s'arrête donc. En face de moi le chauffage, avec ses deux "têtes" oranges. Têtes qui indiquent les directions. Enfin une partie des têtes indiques les directions, les autres les moyens de transport. Je les contemple. Mais quelle est leur signification exacte. J'essaye de comprendre le plan. Oh p*tain merde, Christian, nom de Zeus. J'ai encore pété un câble, je suis resté ici... une heure ! Une heure à fixer deux résistances oranges le regard vide. Et encore heureux que je m'en sois aperçu, j'aurais aussi bien pu y passer la nuit. Voilà pourquoi en trail j'en garde toujours un peu sous la pédale, je m'imagine mal dans la montagne, seul, avec cet état de fatigue. Mon compagnon ronfle copieusement, à même le sol. Il ne s'est finalement même pas réchauffé. Je le réveille, il se réchauffe 5 minutes, on repart.
Quelques tours après, je croise Martina Hausman, elle aussi a eu quelques déboires cette nuit, elle a dormi cinq heures au lieu d'une. Des choses étranges se passent en cette fin de course. Je lui emboîte le pas, et largue au passage mon compagnon de route, je m'expliquerai auprès de lui plus tard.
Mystère, en ce qui me concerne, sur ce qui est arrivé à David, le premier de la course, j'imagine qu'il s'est calé sur moi, car c'est juste incroyable qu'après un finish aussi laborieux il ne m'ait pris aucun tour, l'écart étant quasi constant depuis le troisième jour, je crois. Si c'est le cas, c'est dommage pour lui, il aurait pu faire une meilleure marque, j'étais un très mauvais lièvre je crois sur ce dernier jour, au mauvais exemple à suivre. Enfin, si ça se trouve il a eu son lot de problèmes à lui, je ne sais pas, et je n'en fiche un peu. À vrai dire en ce qui me concerne la vraie course se joue "à l'année" sur 6 jours. Dans la mesure où il y avait déjà Olvier et ses 920 bornes en mai, pour moi la course était perdue, donc devant ou derrière David, ça n'avait que très peu d'impact sur moi, c'est surtout le kilométrage et le positionnement dans le classement annuel qui attirent mon attention. Je suis mal placé pour faire la leçon, après tout j'étais derrière, il est devant et meilleur, mais je reste convaincu qu'on a tous les deux fait un finish pourri qui ne restera pas dans les annales. À ne pas refaire.
Enfin bref, le jour finit enfin par se lever, et cette sinistre galère se termine enfin. Bizarrement, ici, on arrondit le kilométrage au mile inférieur, il est de bon goût de finir son dernier tour en 143h59 minutes et pas 144h01 minutes car ce dernier ne serait pas compté...
Bilan
871. Nan, sans déconner ? 871 ? C'est pas mal quand même. Cela me place temporairement (car ce genre de classement peut vite bouger) dans les 10 français les plus rapides sur 6 jours. Bon, pour les 900 c'est raté mais c'est pas grave je reviendrai. Un peu déçu tout de même car j'avais une très bonne forme physique et j'ai fait deux ou trois bêtes erreurs de tactique, facilement évitable. Évidemment c'est facile de voir ce qui cloche, mais faut aussi voir tout ce qui a roulé comme sur des roulettes : alimentation nickel, aucune forme de blessure (même, 5 jours après la course, j'ai pu faire un footing!), aucune démoralisation "grave", coup de mou sur la fin c'est sûr, mais rien d'horrible non plus. La prochaine fois, pas de chichis pas d'excuses, c'est 900 ou la porte, qu'on se le dise ;)
Et puis surtout, comme sur tous les 6 jours, de formidables rencontres, merci Susan, Joel, Gary, et les autres, pour toutes ces charmantes discussions, une ambiance inégalable. Tiens, à l'heure à laquelle j'écris, je suis déjà en train de préparer mon prochain 6 jours, c'est dire si le virus m'a piqué. Plus précisément, je suis inscrit à un 6 jours en Afrique du Sud, ça va chauffer !
Merci encore à Jamil and Nick et tous ceux qui ont rendu possible cette course "à travers les années". Résultats sur Ultrasignup.
PS: article à lire en ligne sur Sports Passion 95