Trois nuits

Jeudi soir, vendredi matin

Jeudi soir - vendredi matin
Pasta party à Lensahn

Heureusement, dormir dans une salle de classe est un événement terriblement excitant.

Nous étions arrivés le mercredi après-midi, dans une voiture aussi chargée que la remorque : deux vélos de course, un VTT, trois vélos d’enfants, un barnum, une tente six places, une table pliante, quatre chaises, les affaires de sport, pour tous temps et toutes disciplines, de deux triathlètes, de la nourriture pour neuf personnes pendant trois jours et nos quelques vêtements de rechange. Le gardien de l’école de Lensahn nous avait offert l’hospitalité d’une salle de classe, que j’avais réorganisée en camp de base : matelas autogonflants sur le sol, tables et chaises organisées en zones « cuisine », « coin toilette », « vestiaire de sport » et « coins persos » pour chacun. Il n’avait fallu que quelques instants aux trois fillettes pour investir le matériel utilisable : coin bureau, livres d’images, règle et compas géants pour le tableau blanc, mais surtout la baguette pour montrer les formules au tableau. Elles connaissaient la place de tous les instruments, avaient prévu un roulement pour que la fonction de maîtresse puisse être rempli par chacune d’elles à tour de rôle. Et enfin, nos acolytes étaient arrivés le jeudi soir.

Jean-Paul, mon beau-père, prenait le départ du Championnat du Monde Triple Ironman de Lensahn, au côté de Christian. Mon frère Paulin et deux amis, Marc et Sam, seraient responsables avec moi de leur assistance pendant la course. L’assistance se répartit en trois grandes tâches, puisque c’est un triathlon : assurer la logistique matérielle de la course – nourriture, boisson, vêtements de rechange et éventuels soucis techniques -, fournir un réconfort moral à nos athlètes – en les encourageant, en les écoutant, en faisant un bout de chemin avec eux quand cela est possible -, et enfin, s’occuper des trois filles de l’un des triathlètes, qui sont par la même occasion les trois petites-filles de l’autre. Pour participer en famille à la grande aventure de l’ultra-triathlon, ce dernier point ne doit en aucun cas être négligé.

Et nous étions maintenant jeudi soir. Le départ serait donné le vendredi à l’aube. L’effervescence du départ était palpable depuis la pasta-party, une grande soirée au cours de laquelle chaque concurrent avait reçu son dossard et s’était présenté à l’assemblée. Ils étaient tous montés sur l’estrade, s’étaient serré la main, avaient posé collectivement pour la photo. Il fallait maintenant prendre ses dernières forces. Les filles, comme les adultes, n’auraient pas leur compte de sommeil pendant les deux journées suivantes.

Mais voilà, deux sportifs et trois accompagnateurs, une veille de course, ça a mille trucs à faire, à défaire, à refaire, à arranger, à déranger. Et il n’y avait qu’une salle de classe pour tous. Point positif : en plaçant judicieusement le tonton, il était possible de motiver grandement les filles à se coucher. A côté de Paulin ! Ça n’est pas tous les jours que c’est possible. Ça a tournoyé autour de moi je ne sais combien de temps. Je crois que Garance était couchée à côté de moi, mais que Lise et Adèle n’avaient qu’installé leurs duvets près de celui de Paulin quand je me suis endormie.

Avant l’aube, les réveils ont sonné. Garance était enroulée autour de ma tête, vide son matelas autogonflant. Jean-Paul, Christian, Sam, Marc se sont levés silencieusement. Paulin a ouvert un œil. Les trois fillettes étaient profondément endormies. Décision de dernière minute : si j’allais voir le départ ? Les gars étaient déjà partis pour le petit-déjeuner. Furtivement je m’habillai, furtivement, j’ouvrai la porte. Je les rejoignis dans la salle de cours de cuisine de l’école, autour de nos bols chauds. Et je me suis proposée pour ramener, furtivement, la caisse de victuailles dans la salle de classe. Et la petite voix a résonné : Maman ! Garance viendrait donc avec moi. Elle réveilla Adèle. Adèle voulut me suivre. Elle réveilla à son tour Paulin, qui accepta de faire grasse matinée avec Lise. Nous partîmes donc à trois voir le premier plongeon.

Vendredi soir, samedi matin

Vendredi soir - samedi matin
Le soleil se couche sur le parcours vélo.

Nous dînâmes de jambon et de chips, sous un barnum, sur le bord du parcours. Le PC course de Christian et de Paulo. Nous avions installé une tente légère, du genre de celles qui se déplient en deux secondes et se replient en moins d’une minute, d’après le manuel, sans doute légèrement optimiste quant à la phase de repliage. La tente rose a pour fonctionnalité première de protéger du soleil et du vent. Pour trois fillettes, c’est une cabane, une cachette, un jeu de cascade : on la ferme et on la fait rouler en marchant dedans. Puis c’est devenu un havre de paix bienvenu pour Lise, qui s’endormit sur une couverture. Christian passait tous les quarts d’heure, Jean-Paul de manière légèrement plus espacée, comptant ses tours avant le prochain arrêt au stand. Garance finit le jambon. Adèle s’écroula également de sommeil. Le soleil baissait. Je décidai de remonter jusqu’à notre salle de classe, laissant Sam, Marc et Paulin assurer l’assistance nocturne. Ils pourraient dormir dans la tente, si nécessaire. L’accès à la salle de classe serait fermé à clé : nous n’en avions qu’une.

Epuisées, les filles eurent de la difficulté à atteindre l’école, puis la classe. Il fallut redescendre au rez-de-chaussée pour le pipi, retraverser les couloirs. Aucune n’acceptait de rester dans la salle de classe sans moi. La porte verrouillée, et trop lourde, était entre les toilettes et les classes. Nous cherchâmes Charlie. Pas dans l’école, mais dans notre livre. Et ce soir elles se couchèrent avec moi, en même temps que moi.

Le sol était dur, sans matelas. Garance et Lise quittèrent les leurs rapidement. Lise et Adèle en partagèrent un. Je me retournais dans mon demi-sommeil. Au milieu de la nuit, j’entendis des cris d’encouragements. L’école de Lensahn, située à quelques centaines de mètres du parcours vélo du triathlon, est sur le bord du parcours course à pied. La boucle vélo et la boucle course à pied ne se rejoignent qu’à la place centrale de la manifestation, lieu de tous les plaisirs nocturnes : saucisses, frites, bière, musique et surtout enregistrement de chaque nouveau tour des athlètes. Ils effectuent 67 tours de vélo, 96 tours de course à pied. Chaque tour est reconnu par son bip, au passage de la puce du coureur ou du cycliste au-dessus du capteur.

J’entendis des encouragements au milieu de la nuit. Des spectateurs étaient proches de notre chambre – salle de classe. Le premier avait entamé la course à pied. Il ne lui restait plus que 126,6 kilomètres à pied avant l’arrivée. Combien de kilomètres de vélo Christian et Jean-Paul avaient-ils parcouru ? Combien leur en restait-il pour atteindre les 540 ?

Les filles se réveillèrent doucement au matin, malgré l’absence de volets. Adèle et Garance surent rester silencieuses pour laisser Lise finir sa nuit. J’attendis une éternité. Il fallut encore un temps infini pour s’habiller, aller prendre le petit déjeuner dans la cuisine de l’école, située dans un autre bâtiment, et ramener nos affaires dans notre QG. Le petit déjeuner fut long également. Adèle entreprit l’inventaire de tout le matériel disponible dans la cuisine. Il s’agissait d’une salle destinée aux cours de cuisine : huit zones réparties en croix, un bureau-cuisinière pour les démonstrations du professeur, du matériel de couleur différente pour chaque groupe d’élèves. Et un inventaire écrit, scotché à l’intérieur de chaque porte de placard et de chaque tiroir. Mais Adèle ne savait pas lire, et quant à moi j’avais des difficultés folles à deviner quel ustensile était désigné par chacun de ces mots allemands.

Enfin mon impatience put se calmer. Nous rejoignîmes la tente, montée au bord du parcours de course à pied. Christian en avait fini du vélo. Jean-Paul y était toujours. Les trois gaillards avaient veillé tout au long de la nuit autour d’eux, prenant de légers sommeils décalés. Paulin dormait et j’envisageais très fortement de l’envoyer à la mer avec ses nièces.

Samedi soir, dimanche matin

Samedi soir - dimanche matin
Adèle porte le drapeau, Paulin porte Adèle...

L’an dernier, je n’avais pas vu l’arrivée de Christian. Je ne dormais pas, j’étais même là, juste à côté. Mais je n’avais rien vu. J’avais froid et le couchage n’était pas très confortable. Les trois filles dormaient dans la cellule d’à côté, séparées de moi, dans notre grande tente, par deux cloisons de coton blanc. En ce temps-là, mais ce temps dure, Garance avait le sommeil très léger et le réveil ronchon. J’entendis tout au long de la nuit le choc sur le sol des chaussures des coureurs passant devant la tente. Le soir, avant de me coucher, j’avais su l’arrivée de Pascal, vu l’arrivée de Manu, connu l’abandon de Fabrice. Il restait deux Français en course : Guy et Christian. Vers deux heures du matin, j’entendis parler en français au passage de coureurs. Christian et Guy couraient certainement ensemble. Toutes les dix minutes, ou plus, les voix en français passaient devant la tente. Je songeais à sortir, je construisais ma sortie. J’étais entièrement habillée, à cause du froid. Mais je n’arrivais pas à envisager l’ouverture de la fermeture éclair de ma cellule de tente. Il faudrait ouvrir combien de centimètres pour réussir à passer ? Et combien encore dans l’auvent de la tente ? Valait-il mieux un bruit sec et rapide ou lent et discret ? Et si Garance se réveillait ? Elle hurlerait, c’est sûr. Ses sœurs se réveilleraient. Personne ne se rendormirait. Et le lendemain, tout le monde serait à cran. Et puis, Christian courait avec Guy, il avait donc du soutien.

J’apprenais le lendemain qu’il n’avait pas couru avec Guy. Manu s’était réveillé dans la nuit et l’avait encouragé quelque temps, à chaque tour.

J’avais reconnu les bruits de son dernier tour, puis je l’avais accueilli dans le duvet. Ses caisses de ravitaillement et de vêtements de rechange avaient été rangées plutôt bruyamment à l’aube, par ses accompagnatrices. Il y avait eu moult bruits de fermetures éclair. Et Garance avait dormi. Pendant la journée suivante, nous avions vu l’arrivée des triathlètes plus lents que Christian. Ils tournaient dans le sens inverse de la course, leur drapeau national à la main, saluant tout le monde. Et je n’avais pas assisté à l’arrivée de Christian.

Cette année, je voulais la voir, y participer. Les filles aussi, qui rêvaient de voir de près et de toucher en vrai un drapeau français. Nous nous organisâmes en conséquence. J’apportai le matériel de couchage de la salle de classe à la tente. Je dormis deux heures en début de nuit. Les filles dormaient. Nous parlions à voix haute, nous encouragions même sans retenue les triathlètes. La table de ravitaillement était installée sous l’auvent de la tente.

Jean-Paul marchait, à marche forcée. Christian courait. J’accompagnai Jean-Paul dans ses tours. Il calculait : combien de tours encore à faire ? En combien de temps ? En combien de temps le tour doit-il être effectué ? Je prenais sans peine son rythme. Christian le rattrapa un moment, ralentit pour partager quelques mètres avec son père, puis repartit devant. Jean-Paul ralentissait, il prit sa décision : « Je ne peux pas finir dans le temps limite ». Je suis restée sans voix. Ne pas ajouter à son découragement, ne pas le pousser à arrêter, ne pas le pousser à continuer. L’accompagner dans son choix, accepter son découragement, chercher du positif. J’ai fini par lui proposer de ne pas s’arrêter avant Christian. L’arrivée de son fils ne serait-elle pas plus belle s’il la vivait encore en course lui-même ? Christian allait finir, faire le tour dans l’autre sens.

Il était temps de réveiller les filles, comme prévu, pour le tour final. J’ouvris leur cellule de tente, secouai doucement l’une, puis l’autre. Lise et Adèle se réveillèrent à peine, Garance pas du tout. Je tentai l’explication, Papa va faire son tour avec le drapeau. Lise se rendormit. Adèle se réveilla un peu plus et hurla. Elle hurla son désaccord de se faire réveiller ainsi. C’était elle qui avait le plus insisté pour faire la fin de course avec son papa. Je tentai de lui parler, chacune de mes phrases était suivie d’un cri strident. Je crains de tenter à nouveau le réveil de ses sœurs. Il m’était impossible de parcourir un kilomètre trois avec trois filles au bord de la crise de nerf. Adèle ne savait dire si elle voulait se lever ou non. En désespoir de cause, je la laissai aux bons soins de son tonton, regrettant tout de même que Paulin ne puisse participer à cette fin de course commune. Je descendis avec Christian, mais aussi avec Marc, jusqu’à la place. Christian effectua son demi-tour sur la place, se vit remettre son drapeau et nous repartîmes en sens inverse. Jean-Paul resta là, il avait arrêté. Sam l’accompagna dans son attente.

C’est en arrivant devant la tente que je découvris le miracle : Paulin et Adèle prêts pour le dernier tour, Lise et Garance profondément endormies. Adèle effectua son kilomètre sur le dos de son oncle. Elle tint le drapeau, participa à la fête. Nous fûmes accueillis à l’arrivée par Jean-Paul et Sam. Tous les grands étaient là. Nous avions vu la fin de course de Christian. Une terrasse nocturne nous accueillit pour fêter cette belle compétition.

Nous monopolisâmes ensuite la tente. Les hommes, hormis Christian, partirent se coucher dans la salle de classe. Au matin, une petite voix expliquant à ses sœurs la bière de la victoire, « mais moi, j’ai pris un jus de pomme quand même ! » nous réveilla doucement.

Merci à Alan Sillitoe

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Mis à jour le vendredi 01 octobre 2010.