Si je n'avais pas vingt ans, je ne devais pas en être loin. Nous étions en vacances à la montagne et nous écoutions la radio en voiture. France Inter a passé une chanson qui m'a enthousiasmée. Elle s'appelait "Vingt ans", et j'ai mal compris le nom de l’interprète. Je n'avais pas de crayon pour noter non plus.
Cave numéro treize
Tour cent quatre-vingt-sept
On fait rire Thérèse
Entre deux mobylettes
Vingt ans
Au bal de la croix bleue
La bande de Cailly
A gagné de deux yeux
Devant celle à gros Louis
Vingt ans
Cent bornes et une étoile
Au-dessus de la tête
Bâton de maréchal
En plomb dans la musette
Vingt ans
Prendre en chemin la queue
Qui passe par chez soi
Vers l'agence qui ne
Remplit pas son emploi
Vingt ans
Vingt ans
Quand je suis rentrée de vacances, je suis allée fouiller à la Fnac. Internet n'avait pas encore la dimension que cela a pris. J'avais donc un titre des plus banals, plus ou moins une vague sonorité de nom. J'étais certaine que la chanson ne donnait pas son titre à l'album, ç'aurait été trop simple. J'ai fouillé. Je n'ai rien trouvé. Je savais déjà que Léo Ferré et Pierre Bachelet avaient écrit des "Vingt ans". Je ne me suis pas découragée, j'allais de temps en temps fouiller chez les disquaires. Au bout de quelques mois, la mémoire s'est légèrement dégagée. J'aurais mis ma main à couper qu'il s'appelait Alain. Et que son nom de famille contenait un K. Un jour où j'avais le temps, je me suis enfilé tout le rayon chanson française de la Fnac, j'ai repéré tous les Alain que je ne connaissais pas - oui, j'étais certaine de ne pas chercher un disque d'Alain Chamfort. J'ai trouvé un Allain. J'ai douté. Leprest, voilà qui ne me disait rien. Mais il y avait une chanson qui s'appelait Vingt Ans. Et puis c'était accompagné à l'accordéon, alors j'ai acheté le disque.
Il était magnifique. Je suis de ces femmes qui, quand elles entendent Galliano, pensent Richard et non John. Le disque passait peu de temps dans sa boite. J'en ai acheté d'autres. J'ai illustré des chansons, ce que je ne me souviens pas avoir fait en dehors d'Allain Leprest. J'étais hantée.
Ses chansons m'ont accompagnée, soutenue. Mais sa voix se dégradait. Je l'ai vu deux fois en concert. La troisième fois, je n'avais pas pu, j'étais clouée au lit avec 40 de fièvre. Mais j'ai arrêté. La dernière fois sa voix était éraillée par le tabac, oui. Mais en plus il était saoul à ne pas tenir debout. Au moins, pour les disques, on fait plusieurs prises, jusqu'à avoir la bonne. A vrai dire, j'avais trop de peine à le voir ainsi sur scène.
Une nuit, j'étais sortie avec mes copines. Je me souviens très bien, c'était début novembre 2002. C'était mon enterrement de vie de jeune fille. Le genre de truc que je déteste. Ça avait un sens pour mon arrière grand-mère, de faire la fête une dernière fois avec les copines, avant de devenir une femme respectable. Moi je n'allais pas au mariage comme à l'abattoir. Mais je me suis fait prendre au piège. J'ai pris le traquenard avec le sourire. Et nous avons terminé la nuit en faisant la fermeture de plusieurs bars. Celui-là c'était le deux ou troisième. Au rez-de-chaussée un comptoir, au sous-sol une scène de musique. Au comptoir, à l'entré, des habitués, plutôt gris, et l'un franchement noir, soutenu par sa compagne. J'ai ouvert des yeux comme des soucoupes : il ressemblait aux photos de mes pochettes de disques, c'était incroyable. Un type m'a entendue et m'a confirmé que c'était bien Allain, qu'il venait souvent ici. Mes copines se moquaient gentiment de moi : "On va au bistrot et tu tombes en arrêt devant le mec le plus saoul à 100 m à la ronde." Je n'écoutais pas la musique du sous-sol. A vrai dire le souvenir le plus marquant de toute cette soirée, c'est quand j'ai échangé trois mots avec Allain Leprest, mon idole, et qu'il m'a fait la bise. Ça valait bien une répêt de fanfare manquée pour un enterrement de vie de jeune fille.
Bon, c'est fini tout ça. Ça fait un sacré bout de temps que je me dis que je devrais acheter les deux "Chez Allain". Quand même, tant de belles voix, et ses chansons à lui ! Allez, je m'en vais faire quelques clics sur Amazon. Il va falloir continuer sans que fleurissent de nouvelles poésies de Leprest. Ça va faire un vide.
Les actualités en ligne trouvent simplement que c'est le paradoxe de Leprest. Connu et reconnu des plus grands de la chanson française, presque inconnu du grand public. Je me fiche que ce soit un paradoxe. Moi j'ai de la peine et quand on me demande pourquoi, quand je dois dire que sa langue était imagée et mélodieuse, que sa voix rocailleuse aurait mérité qu'il la traite mieux, mais que je dois surtout d'abord faire savoir que c'était un chanteur et qu'il s'est suicidé, je me sens seule.