Symboliquement, partir de Luchon, c'est déjà avoir un pied à l'arrivée. De fait, nous sommes un peu moins d'une centaine à repartir de Luchon (96, me semble-t-il) et seront 78 à l'arrivée. En raisonnant naïvement, si tes pieds et ta carcasse t'ont fait faire plus 400 bornes, dont l'Ariège avec ses caillasses et sa boue noire, dans le temps limite, et que tu est prêt à resigner pour 450 de plus, il y a de grandes chances que la boucle soit bouclable. Reste que les 450 qui restent, il faut les faire...
Sans surprise, en sortie de Luchon, ça monte. Mais là où je suis surpris, c'est qu'à nouveau, un chien me colle aux basques. C'est une blague ? Non. Mais ce coup-ci on ne m'y prendra pas. Je suis hostile. Je lui crie dessus. Je lui jette des cailloux. Et même, des gros cailloux. Il gémit lorsqu'il les reçoit dans les côtes. Et continue à me suivre. Mais t'es con le chien ou quoi ? Et il me suit, pendant toute la montée. Il est maigre, il a l'air malade. Les gens me demandent "c'est votre chien ?". Non ! Un promeneur m'informe que c'est un chien de chasse, que normalement les maîtres y font attention, et que ses propriétaires doivent le chercher. Moi j'en sais rien, j'ai juste envie de randonner tranquille, qu'il me foute la paix ce putain de clebs, et tous ceux de son espèce. Mais il tient bon. J'essaye de lui faire peur avec mes bâtons. Ce faisant je ruine ces derniers, les tordants définitivement en frappant le sol. Je deviens fou, je ruine mon matériel pour essayer de me débarasser d'un chien errant qui, pour une raison que je n'explique pas, me suis inconditionnellement. Je n'ai plus le courage de lui jeter des pierres, c'est trop cruel. D'autant que nous sommes maintenant assez haut dans la montagne. Je me dis que je vais le trimballer jusqu'au CP suivant.
À un moment, ce con se met à aboyer comme un fou et monter droit dans un pierrier. Il fait quoi là ? Je finis par comprendre. Il a vu, ou flairé, une marmotte ou un volatile quelconque, et il chasse, cet abruti. Nan mais, jamais tu te reposes le chien ? J'attends qu'il ait fini de jouer au con, je ne suis pas tout à fait à l'aise avec le fait de l'abandonner au milieu des cailloux en moyenne montagne.
Rudy, Paolo et François me rattrapent. J'essaye de leur emboîter le pas. J'en chie. Le chien nous suit toujours. La nuit tombe. Je suis au radar. Ce secteur me dit quelque chose, j'ai l'impression d'avoir déjà vécu ça quelque part. Même sensation qu'à la Ronda Del Cims il y a quelques années, un sentiment de déjà vu, mais pourtant en fouillant dans mes CRs et dans l'historique de mes randos, rien qu'y puisse indiquer que j'ai déjà traîné mes guêtres par là . J'ai lu quelque part que dans le cas d'extrême fatigue, on peut avoir cette sensation de revivre un événement passé. Et l'extrême fatigue, j'y suis. Je n'arrive même pas à coller aux basques de mes compagnons de route, je les laisse rejoindre les granges d'Astau (CP12) avant moi, et j'arrive seul, complètement défoncé. François me prend en main sur place, me force à m'asseoir, je suis déconnecté de la réalité, explosé, j'ai besoin de me ressourcer.
Il y a là une bénévole, qui a une soeur jumelle (ou l'inverse ?), ainsi qu'un monsieur qui s'appelle Jean-Pierre je crois. Tous sont très gentils avec moi, s'occupent de tout. Je me bourre de raviolis et pars me coucher, demandant à ce qu'on me réveille dans 3 grosses heures. Je jurerais que j'ai déjà dormi ici. Je deviens fou. Ou alors je le suis déjà .
Jeudi 28 juillet 2016 - J+9
Le réveil est cataclysmique, je crois que j'ai dormi dans la jungle, il y a des lianes au-dessus de ma tête. Il me faut du temps pour récupérer mes esprits. Ranger le duvet, se lever, aller aux toilettes, manger, remplir les bidons, refaire le pansement sur ce satané ongle d'orteil qui a décidé de se faire la malle. Et enfin, sortir, et randonner. Mais oui, c'est sûr, je suis déjà passé par là ! Arrête Christian, tu débloques ! Je monte d'un bon pas, me semble-t-il. Encore un lever de soleil magnifique sur la montagne.
En arrivant au col, je suis rattrapé par un coureur, Massimo Scribano. On cause. Il semble content de me voir car, me dit-il, depuis le début, il n'a pas eu beaucoup de compagnie. Son anglais est très bon, la discussion est fluide. Il vend des costards en Sicile. Bon sang il faut que je lui demande une carte, je ne mets jamais de costume, mais si j'en ai... un, et un seul, autant que ce soit un costard Made in Sicilia, by Massimo ! L'avantage d'être à deux, c'est que les boulettes d'orientation, on en fait moins. Nos rythmes semblent similaires, par moment j'ai l'impression que je le ralentis mais lui m'affirme que non, c'est très bien comme ça.
J'identifie des patelins au bout de la descente. Je calcule le timing. Écoute Massimo, je crois que ça va le faire, avec un peu de chance on va se trouver une putain de boulangerie et faire un carnage ! Et c'est donc a Loudenvielle que le crime a lieu. Je dévalise le rayon croissants et chocolatines, j'ai acheté une douzaines d'articles, tous constitués, majoritairement, de gras et de sucre. Pendant ce temps Massimo est allé chercher des cafés au bistrot d'en face. Bon sang, qu'est-ce que c'est bon !
Nous repartons ragaillardis. Dans ce secteur, tous les villages s'appellent machin-vielle, ça me rappelle mon enfance, on avait, je m'en rappelle très bien, passé avec mes parents des vacances dans un patelin qui s'appelait Sacourvielle. Ça doit pas être très loin. Les chemins sont plus faciles que dans l'Ariège, on y croise davantage de randonneurs, et d'une manière générale, ça se sent, la région est plus touristique. Et ce joli soleil d'été, ça fleure bon les vacances. Sincèrement, je passe un bon moment. Tiens voilà une fontaine. On s'y abreuve goulûment et clic-clac une personne de l'organisation est là pour immortaliser l'événement.
Arrivée sur Vieil-Aure, CP13. J'ai lu quelque-part que "si t'arrives à Vieil-Aure, c'est bon, le plus difficile est derrière toi". J'aimerais bien en être certain. À Vieil-Aure, on croise François, légèrement en avance sur nous. Rudy et Paolo suivent pas loin derrière. La dame aux cheveux roux est encore là . Je mange, me restaure, fais une toilette de chat, mais j'ai un gros point d'inquiétude. Une douleur au niveau de l'extérieur du talon droit. Ressemble à un début de tendinite. On me le confirme. Le tendon est gonflé, pas au point de non-retour, mais y'a de quoi s'inquiéter. On me propose des anti-inflamatoires. Je refuse. D'une part parce que c'est contraire à ma religion. D'autre part parce qu'on ne fait pas 400 bornes en corrigeant juste les symptômes. Il faut trouver la cause du problème. En attendant, je mets mon talon dans l'eau froide. Massimo me suggère "ça pourrait pas être tes nouvelles chaussures ?". Il n'a pas tord. Aucun problème pendant 400 bornes. Je change. Et là hop en 50 bornes, tendinite. Y'a un truc.
Et là , je me remémore ce que Philippe, le vendeur d'Intersport Luchon, m'a dit concernant le serrage. Bien désserrer quand on monte, tout ça tout ça. Moi j'ai tendance à tout serrer tout le temps, ne ressentant pas d'inconfort à monter en réglage descente. Sauf que là , je suis en train de courir à la blessure. Donc, je change mon fusil d'épaule, et décide de laisser bien bailler le haut des chaussures, donnant de la liberté à la cheville. Après tout, au Luc en 2013, j'ai raté ma course suite à une erreur de laçage. On a le droit de se tromper, mais répéter systématiquement la même erreur, ça, c'est stupide.
On s'informe de la suite du parcours. Nous avons en guise d'interlocuteur, pour répondre à nos questions, Monsieur GR dans le secteur, responsable de l'entretien de 450 bornes de chemin de randonnée. Ah ouais, OK, ça cause. Je lui demande rapidement comment ça s'entretient, un GR. Apparemment c'est plus simple que je ne l'aurais pensé. J'ai pas trop le temps de creuser non plus. Le gars a des cuisses et des mollets. Hum, comment dire, on voit que son boulot, ça se passe pas derrière un bureau au 35ème étage d'un immeuble en verre à La Défense.
Nous partons ensemble avec Massimo. On croise souvent les mêmes têtes. François, Rudy, Paolo, Vincent Hulin aussi, assez discret, mais très gentil. Le parcours, ici, est très simple à suivre, ce sont vraiment des chemins de randonnée familiale, on circule au milieu d'une station de ski, c'est une belle après-midi d'été, les gens se promènent. Je me demande ce que je fous là . Cette famille, là , avec le petit garçon, ç'aurait pu être moi il y a trente ans. C'est vraiment le genre de coin où j'ai passé certaines de mes vacances d'été. Je suis envahi par la nostalgie. Pourquoi se battre contre le chrono comme je le fais ? Dans quel but ? Est-ce vraiment ça, profiter de la montagne ? Difficile à dire. Je crois que si j'étais en train de me promener tranquillement, et que je voyais des zinzins passer en mode furieux "on a 450 bornes dans les pattes, et 400 à faire", je serais inversement en train de me dire "bon sang, mais c'est ça qu'il faut que je fasse !". L'herbe est toujours plus verte ailleurs.
Rudy, Paolo et François pensent trouver un bar en contrebas. La logique parle contre eux. Aucun promeneur, aucune terrasse en vue. Évidemment il y a un bar, mais il est fermé. Ouvert uniquement pendant la saison de ski j'imagine. Je reste avec Massimo. Un refuge est indiqué mais je crois comprendre qu'il est légèrement hors parcours. Je ne suis pas prêt à faire un détour. Où va-t-on dormir ce soir ? La question se fait lancinante. En arrivant au lac de l'Oule, j'avise une cabane. La nuit va tomber bientôt. Il y a bien la cabane d'Aygues-Cluses après le col de Madamète, mais ça me paraît trop loin. Massimo préfère continuer, mais moi je repère un cabanon juste au bord du lac de l'Oule, et j'estime qu'il vaut mieux m'arrêter de suite. Je suis désolé pour Massimo, je lui présente mes excuses, on faisait un bon team, mais là , je préfère prendre des forces de suite. Je m'installe donc dans mon petit palais, assez confortable.
Vendredi 29 juillet 2016 - J+10
Au réveil, sans surprise, il y a de nouveaux locataires, il faut dire que le spot était de qualité. Je jurerais que j'ai déjà joué dans cette cabane étant plus jeune, faudra que je demande à Jean-Paul, mais je suis quasiment sûr de mon coup.
Le secteur m'est familier et sympathique, il me rappelle vraiment les vacances de mon enfance et de mon adolescence, et pour cause, j'y ai vraiment passé de bon moments. Certes il y a des cailloux mais ils sont plus ronds que dans l'Ardèche, je ne sais pas de quelle roche est formé le massif du Néouvielle mais sincèrement, c'est largement moins hostile que ce que j'ai vu jusqu'à présent. Reste que le col de Madamète, c'est pas de la tarte. J'ai beau juger le pierrier sympa et gentil, ça reste un putain tas de caillasses à franchir. J'ai certes dormi, mais la fatigue accumulée sur les jours précédents commence à se faire sentir. À un moment, même si je perçois que je suis en altitude, j'avise un coin abrité du vent entre deux gros rochers, et je fais une pause éclair de 15 minutes. Cela me requinque un peu pour la suite. Je continue la montée, franchis le col et entame la descente. Il fait toujours nuit. Et là , dans la descente, ma lucidité part en cacahuètes. Je n'arrive plus à trouver ma route. Je jardine. Je fais demi-tour, j'avance tant bien que mal mais je sens bien que le rythme n'y est pas. À un moment je vois une croix rouge et blanche. Cela veut dire que je ne suis pas sur la route. Mais je ne suis pas loin. Bon sang mais il est par où le lacet ? Je cherche la marque du GR. Je ne trouve pas. Je suis mort. Je n'en peux plus, il est cinq heures et demi du matin, j'avance depuis des heures dans le noir, j'en ai ma claque. OK la Montagne, t'as gagné pour cette fois. Je m'arrête sur place. Je ne mets même pas le réveil. Le jour me réveillera. Ou le froid. Ou les deux. J'en ai rien à foutre, je suis cuit, j'en peux plus, je lâche l'affaire.
Le réveil me rappelle le cauchemard de la 3ème nuit. Je nie la réalité. Non, c'est pas possible, je vais me réveiller dans mon lit, ceci est un mauvais rêve. Mais non, tout ceci est réel. Je suis à plus de 2000 mètres d'altitude, seul, j'ai mal dormi dans un pierrier, à peine protégé du vent, et il me reste des centaines de mètres de dénivelé à parcourir avant de retrouver la civilisation. Saleté d'ultra à la con, on m'y reprendra, tiens, à m'inscrire à des blagues pareilles. Heureusement, le jour se lève. Du coup, trouver le parcours devient assez simple. Lors de la descente, je croise des campeurs, l'ambiance est à nouveau bon enfant. C'est dingue comme la nuit rend tout compliqué et différent. Mais en même temps, je n'ai pas le choix, vu mon faible rythme, il faut bien que j'avance la nuit, sinon les barrières horaire, tintin.
Je descends sur Barège, et là je me dis que je vais peut-être bien, 1) me racheter des bâtons, et 2) faire une orgie de bouffe, car j'ai la grande dalle des grands jours. Car oui, mes bâtons je les ai bousillés à cause de ce satané deuxième chien qui m'a collé après Luchon. Heureusement, il m'a lâché les basques après les granges d'Astau. Et puis pour la faim, on va dire que depuis Luchon, c'est apocalyptique. On bouffe tous comme des gorêts. Autant la première semaine on avait faim normalement, comme sur un ultra classique. Genre très faim, mais bon, ça restait dans les limites du raisonnable. Autant depuis quelques jours c'est juste la faim permanente, j'ai beau engloutir des assiettes de raviolis a chaque CP, prendre de tout et en double, j'ai toujours faim. À Barèges, j'achète à la boulangerie 4 sandwichs thon-crudité et une brioche de 600 grammes. Il me faut moins de 20 minutes pour tout faire disparaître. J'ai aussi trouvé un Intersport, qui me vend des supers bâtons de folie, exactement ce qu'il me fallait. Ils sont non réglables, d'un bloc, on l'air bien solides, et surtout ils ont ce petit détail qui tue, la poignée en mousse longue de 30 centimètres, ce qui permet de les saisir en haut ou en bas, en mode Dahu, selon le profil de la montagne. Je demande au vendeur de démonter les dragonnes, jamais compris à quoi ça pouvait servir. Me voilà rassasié, équipé de pied en cap ! Juste un défaut, je jardine à nouveau 30 minutes pour sortir de la ville, on est censé prendre à droite de la rivière, sauf que j'ai oublié, je fais demi-tour 3 fois, et ce qui devait être un raccourci ne me fait, je pense, pas gagner beaucoup de temps. Reste que cette partie du parcours est aménagé en promenade du dimanche, avec bancs, panneaux explicatifs décrivant la faune et la flore locale. On se croirait en vacances.
J'arrive à nouveau à perdre le GR en arrivant sur Luz St Sauveur, je me plante au niveau d'une espèce de décharge, un décor pas très romantique. Du coup je rentre dans Luz par la route, j'essaye de récupérer le GR a posteriori et fais un détour, craignant de rater le CP. Encore du temps perdu... Au bout de 50 minutes, je percute que les CP sont marqués explicitement sur la trace GPS. Je me suis compliqué la vie pour rien, j'aurais pu continuer tout droit et m'éviter des tours en ville. Bon, j'aurais arpenté le camping sous toutes ses coutures, une forme de tourisme comme un autre.
CP14 donc, à Luz St Sauveur. Il paraît qu'on a le droit de se servir de la piscine. Cela me paraît bien luxueux, je résiste à la tentation. On m'offre moult plats de nouilles, de la semoule, et j'ai même droit (chuuuut c'est un secret !) à un énorme steak bien saignant. C'est juste royal. Je dévore à n'en plus finir. La bonne nouvelle, qui est tombée à CP13, c'est que nous n'allons pas faire le tour de Gavarnie et nous perdre dans le massif du Vignemale. Non, on va couper direct par Luz Ardiden et rejoindre Cauterets au plus court. À vue de nez, 50 bornes de gagnées. Soit une grosse journée, 24h, voire peut-être même 30h. Vu que je n'ai pas tant de marge que cela par rapport à la barrière horaire, c'est presque un soulagement. Une petite déception aussi car il nous manquait déjà les 30 bornes de Banyuls au Perthus, il va maintenant nous en manquer 50 en milieu de parcours. Peut-on encore parler d'authentique traversée des Pyrénées ? Je vous le demande... Franchement, c'est bradé. De l'avis de Gast, le papa et coach de Christian Landresse, un Luxembourgeois qui navigue un peu devant moi, c'est vraiment un aubaine car sinon nous aurions, c'est certain, été hors délai. J'ai un doute. Je me dis que si on avait eu Gavarnie à faire, on se serait tiré un peu plus sur la couenne, et voilà tout. De toutes façons, depuis plusieurs jours, ma politique vis-à -vis du temps limite est simple : je fais au mieux et tente de rejoindre Hendaye au plus vite sans prendre de risque et hypothéquer ma capacité à terminer. Et on verra bien si c'est dans le temps limite ou pas. Cette question est secondaire. Il faut avant tout finir, et pour finir, il faut avancer. J'admire les calculs savants de Gast, mais pour moi il en fait de trop. Je suis un petit gars basique moi, je réagis aux mots d'ordre pas compliqués. Et en l'occurrence, il y en a un seul qui a du sens, et qui se résume à "avance, bourrique !".
La montée sur Ardiden est une vraie purge. C'est moche comme un cul. Je croise un traileur qui s'entraîne à descendre vite, en plein dans la station de ski. Étrange. Il y a tant d'endroits splendides dans cette montagne, pourquoi choisir celui-ci, pas vraiment folichon. J'arrive à Cauterets à la tombée de la nuit. Pile-poil pour y faire un petit somme. Il y a des tentes, et finalement, je crois que pour dormir, tant qu'il ne pleut pas, je préfère ça aux abris en dur avec des dortoirs. Au moins dans la tente on est tranquille, ce sont des tentes 3 places, spacieuses, et à ce stade de la course nous sommes suffisamment clairsemés pour qu'on ait droit à une tente par personne.
Il y a une bonne nouvelle qui clôture ce vendredi. Mon ongle, celui du gros orteil gauche, ne me fait plus mal. Il a du finir de se décoller. Il tient toujours, quand je tire dessus, il ne s'arrache pas, mais je peux taper dans un cailloux sans hurler comme un yodleur autrichien. C'est un soulagement, ça va me simplifier le travail de descente.
Samedi 30 juillet 2016 - J+11
En partant de Cauterets, j'ai été gavé de messages positifs du type "vous avez fait le plus dur". Mais franchement, faut s'en convaincre. Ça monte, ça monte... OK c'est pas la montée, technique, du siècle, mais il en reste, du dénivelé nom d'un zèbre. Je suis en train de monter tranquillou, le jour se lève, quand je croise Rudy et Paolo qui descendent vers moi. Vous faites quoi les gars ? Ils sont encore paumés ! Ça devient un running gag. Je les invite à nouveau à me suivre, je crois qu'ils sont un peu fatigués, car objectivement, il n'y a aucune raison de se perdre ici. On le serait à moins, me direz-vous.
Lors de la descente, on avise une arche de départ, ou d'arrivée, on ne sait pas trop, mais c'est manifeste, il y a une course ! Un trail, manifestement. Pourvu qu'ils ne partent pas trop tôt, je n'ai pas envie de voir débarquer des coureurs en folie derrière moi, et devoir m'écarter pour laisser passer des bolides à 12 km/h. On rigole avec Rudy et Paolo, imaginant la tête des gens qui nous voient passer. "Oh, ils ont pas l'air très en forme, ceux-là , ils manquent d'entraînement !". Faut dire qu'en vitesse de pointe, on doit bien talonner à 6 ou 7 km/h, dans l'était où nous sommes. C'est très joli du côté d'Estaing, on croise de jolis chevaux, un régal. Au CP16, on ne change pas une équipe qui gagne : orgie de bouffe, entretien rapide des pieds, et c'est reparti.
La prochaine étape, c'est Gourette. J'espère y arriver avant le soir, j'aimerais bien pouvoir acheter une n-ième paire de chaussures. C'est idiot mais j'ai peur que mes chaussures de rando ne me jouent un mauvais tour sur la fin du parcours, en mode étuve, si jamais la canicule se met de la fête. Car oui, c'est chaud une paire de chaussures de montagne, et comme j'anticipe que le GR sera plus simple au fur et à mesure qu'on se rapproche de l'océan, j'imagine que des pompes de trail classique, ce serait mieux. En vérité je psychote. Mais il faut vous représenter le contexte, on est tout le temps en montagne, on croise très rarement des magasins, je n'ai pas d'assistance, donc quand on est en présence d'une échoppe et qu'en plus ça coïncide avec les horaires d'ouverture, on en profite.
En attendant, nous avançons souvent en groupe (toujours les mêmes, Paolo, Rudy & cie), et la journée se passe plutôt bien.
Il règne à Gourette, CP17 une ambiance tristouille. Les bénévoles n'y sont pour rien, mais on est scotchés dans le brouillard, le local est sombre, bref, ça donne pas envie. Je dors un tout petit peu, genre 20 minutes, pour reprendre des forces avant la nuit, et fais un tour en ville voir cette histoire de chaussures. Je ne trouve rien. J'achète toutefois des sandales. Je me dis que si mes pieds surchauffent, je pourrai faire sécher mes pompes en les accrochant sur le sac, avancer lentement en profitant, typiquement, d'un bout de bitume ou de chemin simple avec les sandales, et voilou. Elles sont un peu lourdes les sandales, mais tant pis. Je m'en fous du poids, honnêtement, la caisse physique, je l'ai, c'est pas là , ce n'est plus là , que ça se joue.
La montée après Gourette est assez, mmm, engagée. Je quitte les derniers campeurs près d'un lac. Je suis au dessus des nuages. La température chute doucement. Un petit vent se lève. Je rattrape Rudy, Paolo et Joao, un portugais que j'avais déjà croisé dans la descente de Madamète. Nous sommes 4. On franchit le col avant la tombée de la nuit. C'est une bonne chose. Le mauvais temps semble revenir, et je n'aurais pas aimé me retrouver coincé là -haut dans le nuage la nuit. J'apprendrai plus tard que les départs de Gourette ont été arrêtés, l'organisation jugeant trop dangereux de partir la nuit à l'assaut de la Hourquette d'Arre. Dernier détail sinistre, il me semble bien que c'est dans ce coin que le malheureux Gérard Dufour est décédé il y a quelques semaines, alors qu'il randonnait dans l'autre sens. Prudence, prudence.
Nous ne savons pas trop où nous allons dormir, mais je lis sur mon road-book "Cabanes de Cézy", même si formellement y'a pas marqué "abri", il y a peut-être un espoir. L'espoir, ça fait vivre. Et il en faut, de l'espoir, car on prend cher. On reste groupés, soudés, et c'est le minimum, car les éléments sont, pour le moins, hostiles. On est en plein brouillard. On y voit rien. Je suis devant et j'ouvre la trace, j'ai les yeux rivés moitié sur le GPS, moitié sur les 2 mètres de visibilité que j'ai devant moi. C'est la purée de poix, entre la nuit, le nuage, la flotte, on y voit absolument rien, pourtant y'a pas photo, on ne peut pas s'arrêter ici, il n'y a rien, il faut absolument avancer, coûte que coûte, et sortir de ce guêpier.
Cerise sur le gâteau, les chaussures de Rudy se sont éventrées dans la descente. Il ne comprend pas pourquoi, il y a 10 jours elles étaient neuves. Nan mais Rudy, t'as vu les outrages que tu leur as fait subir ? 500 bornes en montagne, rien que ça... Bon bref, elles sont usées, et craquées, ses orteils voient le jour. Ou plutôt, la nuit. Paolo lui promet de les réparer. On a du mal à y croire. Mais l'espoir fait vivre. Alors on avance dans la nuit.
Quand, enfin, on s'approche de ce qu'on pense être une cabane, on avise un panneau qui, effectivement, indique une cabane sur la droite. J'essaye tant bien que mal de suivre une trace à peine visible dans l'herbe. On y voit à peine à plus de 5 mètres dans ce brouillard, on pourrait passer à côté d'un immeuble de 10 étages sans le voir. 400 mètres disait le panneau. On y est. On cherche. Tiens, quelqu'un à vu quelque chose. Oui, c'est une bâtisse. On essaye d'ouvrir. C'est fermé. Ah non, il y a quelqu'un dedans. Sauf qu'on s'est planté. C'est pas la cabane qu'on cherchait. C'est la maison d'un innocent berger qui s'occupe de son troupeau, et qu'on vient de réveiller en pleine nuit. Il nous dit que la cabane est là juste à droite. Il est en slip. Il nous dit aussi que vu la visibilité, on n'a aucune chance de la trouver. C'est notre jour de chance, il nous invite à passer la nuit chez lui. Le genre de rencontre qui vous réconcilie avec le genre humain.
Et chez lui, accrochez-vous : c'est chauffé ! Incroyable, on passe d'une humidité glacée à une tiédeur sèche, on squatte son grenier avec délectation. Et là , sans hésiter, Paolo s'attaque aux chaussures de Rudy. Je lui ai filé une épingle à nourrice dont il se fait une aiguille. Et un bout de corde, finalement trop gros, mais c'est pas grave, il trouve un bout de ficelle dans le grenier. Et au prix d'une heure de sommeil, Paolo, croyez-le si vous le voulez, arrive à recoller le bout des chaussures de Rudy. Suffisamment pour que celles-ci tiennent encore quelques heures de descente. C'est assez dingue. D'une part, il renonce à dormir pendant une heure pour aider son ami. D'autre part, il réussit le tour de force de rafistoler des chaussures avec un matériel de fortune, glâné comme ça auprès des copains. Mc Gyver n'a qu'à bien se tenir, Paolo est dans la place !
Dimanche 31 juillet 2016 - J+12
De l'avis général, cette nuit au chaud est ce qui nous est arrivé de plus formidable depuis le départ. Je prends les coordonnées du Berger, il faudra que je le remercie en bonne et due forme, un chic type. Pendant la nuit, plusieurs traileurs ont frappé à la porte. Il en a ré-aiguillé certains vers la cabane, que, finalement ils ont trouvé. D'autres ont passé leur chemin. On a eu du pot. Parfois, il en faut.
On continue donc la descente. Au moins, nous sommes plus frais, et il fait bientôt jour. Mais ça reste bien casse-gueule par endroits, en particulier je suis bien content de ne pas m'enquiller seul le sentier de la Corniche des Alhas, on a droit à un faux pas, mais pas davantage.
À Gabas, Rudy décide de rentrer dans le village, pour voir s'il peut rencontrer des gens, des randonneurs, un magasin, quelque chose ou quelqu'un ou quelque part où il puisse trouver des chaussures. Par chance, il y a là la famille de François, ainsi que Gast, l'accompagnateur de Christian (le Luxembourgeois). Et parmi tout ce monde : Rudy trouve chaussure à son pied ! Ah certes c'est pas la chaussure de trail de ses rêves, mais au moins il a une pompe de rando taille basse taille 44 fillette, et ça, ça devrait l'amener sans trop de problèmes à BV3, où son sac l'attend avec une paire neuve. Ouf, c'est un soulagement collectif, on aurait eu le coeur brisé de voir Rudy abandonner sur un stupide problème de chaussures. Ses merdes éventrées sont bonnes pour la poubelle, malgré l'astucieuse réparation de Paolo.
Ensuite, à titre personnel, j'ai une petite panne. Plus de jus. J'ai besoin de calories. Avec Paolo, Rudy et Joao on festoye d'un pain surgelé pas tout à fait dégelé et de charcuteries que nous avons glânées en contrebas. C'est bien, mais pas idéal. Une voiture arrive. Hein ? Quoi ? Je mets 10 secondes à réagir. Pinaise il faut que je mange ! Ma réserve alimentaire est sacrément entamée, sur les 6000 kcal il ne reste plus grand chose quand... miracle, au lac de Bious-Artigue, nous tombons sur une buvette. Et pas n'importe quelle buvette. Une putain de buvette avec une patronne qui décoiffe, et des crêpes au Nutella, je ne vous dis que ça... J'en commande 5. J'en mange 3, et j'en colle 2 dans mon sac. Ça servira bien plus tard. Mon plan initial était de manger les 5, mais la pâte est tellement épaisse (et délicieuse !) que je cale au bout de 3. On aimerait passer la fin de matinée, le début de l'après-midi, la journée, à taper le carton avec la patronne si sympathique, mais il faut s'arracher. Alors on s'arrache.
À un moment, je finis par me retrouver seul, je crois que je descendais un poil vite, et puis je crois aussi que j'avais besoin de solitude. Je file sur Etsaut, franchissant le Chemin de la Mâture en pleine journée au milieu des promeneurs. Tiens, il y a quelques varapeurs en bas. Pour les amateurs, le coin doit être sympa, ces gorges sont remarquables. Je crois que j'aime beaucoup ce secteur autour du Pic du midi d'Ossau, avec ces interminables gorges. C'est fou comme les Pyrénées changent depuis le départ. C'est assez imperceptible, mais quand on y pense, l'endroit où je suis maintenant n'a rien à voir à ce que c'était il y a 100, 200, ou 500 kilomètres. Le charme du grand parcours varié en ligne. Inégalable, je pense.
À Etsaut, j'hésite à faire des courses en ville, m'arrêter au bistrot mais finalement je me régale d'une crêpe et préfère me concentrer sur mes pieds, que j'entretiens toujours avec soin. Mon ongle d'orteil gauche mérite toujours qu'on prenne soin de lui, même si la situation est stable, ce qui est en soi une bonne nouvelle. Les trois autres me rattrapent pendant que je joue à l'apprenti infirmier.
Je repars un peu avant eux. Je me dis que je vais en mettre un coup dans la côte. J'avance bon pas me semble-t-il. Sauf que ces derniers me rattrapent en haut. Ah, ils ont du partir juste derrière moi. Ah non. En fait, ils ont juste mis 30 minutes de moins que moi à monter. J'ai le moral dans les chaussettes. Nan mais sans rire, je sue, je force, je pousse, et j'apprends que les copains vont juste 30% plus vite que moi. Bof.
Descente sur Lhers, avec le CP18. C'est un camping. Certains hésitent à y dormir, car finalement BV3 semble proche, et là -bas il y aura de quoi se reposer dans "du dur". Moi j'aime bien le camping. En plus ici il n'y a personne, je serai au calme. Je décide de m'arrêter. Et puis j'ai des sandales, pour le camping c'est top. Je prends une douche, mange comme 4. Paolo décide de dormir avec moi, après avoir hésité pendant une heure en grelottant côte à côte avec Rudy, posés sur 2 chaises sous la tente de l'organisation.
Lundi 1er août 2016 - J+13
Réveil tranquille, on part ensemble avec Paolo.
On jardine par moment, mais dans l'ensemble ça va quand même, la météo n'est pas idéal, il fait humide, on a du brouillard, mais pas encore de quoi sortir un poncho. Ah si, on le sort. Mais on aurait pu s'en passer. C'est moche mais pas horrible. Tiens, un contrôle surprise. J'espère qu'ils choperont quelques tricheurs, parce que, voyez-vous, depuis le départ, parfois... on a des doutes. En effet il y a ceux qu'on croise tout le temps, on se connaît tous, on s'est croisés, forcément, à un moment ou un autre. Vincent, Charles, Paolo, François, Christian, Joao et les autres, c'est logique, on se connaît. Mais il y en a d'autres, mystère. Sont là aux pointages, mais entre deux, pfuit, on les croise peu ou pas. OK tout le monde n'a pas le pouvoir d'attraction et la gouaille de l'incontournable Paolo, mais tout de même.
Je m'en veux un peu pour cette nuit car j'ai été, je pense, assez désagréable avec Paolo. C'était juste pas mon jour. Moi qui suis d'habitude plutôt bavard et blagueur, là , je me renferme, je coupe court à la discussion. J'ai pas été cool. Paolo, si tu lis ces lignes, je te demande pardon, la prochaine fois j'essaierai de me rattraper, là , j'étais pas à la hauteur. On a du mal à avancer. Un moment, je dois m'arrêter 15 minutes. Il ne faut 5 minutes pour régler le réveil sur le téléphone. Le temps de commencer la manip', je m'endors sur l'interface Androïd. Je dois recommencer une fois. Deux fois. Cinq fois. Un calvaire, on n'imagine pas les niveaux de fatigue qu'on atteint sur ce genre d'épreuve. Pendant ce temps, Paolo prend froid. Je me sens coupable...
Puis, enfin, le jour se lève. Un des organisateurs nous avait dit : "entre CP18 et BV3, c'est promenade du dimanche en famille". On doit pas avoir les mêmes dimanche, et pas la même famille non plus. Parce que le Pas de l'Osque, on le franchit quand même en mode prudent-prudent, avec le gars Paolo. N'empêche que le lever de soleil sur le Pic d'Anie, c'était juste... totalement magique. Rien que pour ça, ça valait le coup de dormir au CP précédent. On en prend plein les yeux, c'est géant, la fatigue s'evanouit, je vole.
Descente sur Arrête, j'essaye de suivre le GR, on remonte au niveau du téĺésiège, et puis... crotte, je l'ai encore loupé. Du coup on se retrouve sur le pierrier fin d'une piste tracée au bulldozer dans la montagne. J'avoue que je n'ai pas le courage de remonter de 200 mètres de dénivelé pour aller chercher le chemin qui doit se perdre quelque part à notre gauche. C'est ainsi qu'en arrivant sur la station, on a doublé Vincent et Massimo, qui eux, ont pris le tortillard. On bat notre coulpe, c'est moche, on a raté un bout de GR, mais sans déconner, on l'a cherché. Moi qui parlait de triche tout à l'heure, me voilà malin.
À BV3, j'essaye de faire vite. Je recharge les piles, je prends une douche, me change, m'occupe de mes pieds, mange en double et en triple, et je file. On commence à tenir le bon bout, me semble-t-il.