Vendredi 6 novembre 2020
Ceci est ma troisième, et vraisemblablement dernière course de l'année 2020, après les 24h de Villenave et la Backyard Ultra . J'ai été invité par Pawel Zuk à courir pendant 48h sur un tapis, dans une salle de sport à Zabrze, en Pologne. Il m'a invité essentiellement parce que j'ai fait une bonne perf en 2012 sur une épreuve du même type. 48 heures tapis c'est simple, tu montes sur le tapis, le chrono part, et 48 heures plus tard on regarde le kilométrage du tapis. Entre les deux tu peux courir, marcher, dormir, aller boire un coup au bistrot, ce qui compte, c'est ce que tu fais sur le tapis.
Prendre le départ, en soi, a été un parcours semé d'embûches. D'abord, je me suis gourré sur mes dates d'avion pour aller à Zabrze, j'avais utilisé le calendrier 2019. Pas malin. Mais grâce à l'épidémie de COVID Lufthansa a accepté de changer mes dates de voyage sans polémiquer. Ensuite Lufthansa a tout simplement annulé mes billets, épidémie, l'avion ne part pas. J'ai eu un avion de remplacement, mais avec un trajet aller de plus de onze heures avec deux correspondances, à peu près le temps pour aller au Japon. Et pour le trajet retour, le temps de correspondance était négatif, en gros l'avion numéro deux décollait avant que l'avion numéro ait eu le temps d'atterrir. J'ai décidé de voyager par Air France, qui m'a refourgué des billets "Hop!". Lesquels billets ont été annulés à une dizaine de jours du départ. Finalement Air France m'a proposé des vols KLM de remplacement, qui étaient très bien. En parallèle de ces annulations / remplacements, la France a été reconfinée, et les mesures sanitaires se sont durcies en Pologne. Trois semaines avant la course, l'organisateur me dit que c'est mort, la salle de sport est fermée administrativement. Et puis finalement non ils ont quand même le droit d'ouvrir. De mon côté avec des potes on avait prévu de faire une raclette géante une semaine avant la course, mais le confinement deuxième du nom a sonné le glas de cette grande fiesta. Ainsi je dois me charger d'une demi meule de Morbier avec mon épouse et mes trois filles. On aime le fromage, mais là on est quasiment sur 1kg de fromage par tête. C'est une première pour moi, en se dernier samedi d'octobre, c'est la raclette qui gagne, et je dois battre en retraite, je remets le restant de la meule dans le frigo. C'est un peu humiliant, mais voilà , parfois il faut accepter sa défaite. 3 jours avant la course, on part avec Valérie faire un test PCR pour dépistage du COVID. C'est optionnel, mais par acquis de conscience... on apprend qu'on est négatifs tous les deux.
Et enfin, miracle, on prend l'avion, j'installe même l'application TousAntiCovidAvecLrem pour l'occasion, ça use un peu ma batterie, mais je sauve des vies et c'est le principal. Arrivé à Cracovie, petite surprise, nos bagages sont restés à Amsterdam. Voilà qui est fâcheux, mes affaires de sport sont dedans. Il faut dire que la correspondance à Dam était "rapide", avec seulement 45 minutes. En courant, on a eu juste 3 minutes de marge. On cherche donc un Décathlon dans les environs de Cracovie, et il y en a un. C'est comme en France mais tout est écrit dans une langue bizarre, et ils vendent des crampons pour la neige et les sous-vêtements sont ultra épais. J'achète une paire de chaussures, deux paires de chaussettes, un slip, un short, un débardeur, un t-shirt. À se demander pourquoi j'ai emmené 20kg de bagages. Ensuite on va se promener un petit peu dans Cracovie. C'est superbe. Notre voiture écope d'un sabot. On contacte les services compétents, et de charmants policiers nous informent que nous devons payer une amende "entre 100 et 500 zlotys". Comme je n'ai pas envie d'être accusé de corruption, et que je suis généreux comme un français moyen, je paye 100,00 zlotys, très exactement. C'est bon, pouvez circuler.
Rendez-vous maintenant à la salle de sport, je découvre les autres coureurs, on me fait monter sur un balance sur laquelle j'accuse 85 kg - j'ai du en prendre deux depuis la Backyard Ultra, "blame it on the Raclette" - je récupère mon dossard et sers une bonne vingtaine de mains, mon masque sur le nez. Les gestes barrière, c'est comme la bouffe, c'est pas exactement pareil dans tous les pays. Notre hôtel est mignon comme tout, ça fait presque résidence étudiante, il est juste à côté de la mine, grande attraction à Zabrze. Mais elle ne se visite pas en ce moment, le COVID est passé par là .
Enfin, donc, c'est le grand matin du grand départ. Au moment où nous quittons l'hôtel, le livreur arrive avec nos bagages. Tout est parfait. Je m'installe sur mon tapis, repère les lieux. Je suis un peu loin des toilettes mais ça va. Des coureurs super sympas se sont mis en quatre pour me proposer des fringues de rechanges. Géniaux, ces Polonais. Je leur dis merci et explique que j'ai récupéré mon sac, donc tout est bien qui finit bien.
La course commence. Pang ! Je commence en marchant. Bien m'en a pris, car au bout de quelques minutes pouf, le tapis s'arrête, ainsi que ceux de trois de mes voisins. Les plombs ont sauté. L'organisation s'active. Ils finissent par remettre les tapis en marche. Nos kilomètres précédents, à peine un a priori, seront annulés, il sera considéré que nous avons commencé 12 minutes après les autres, nous terminerons 12 minutes après. Un peu plus tard, alors qu'un technicien s'assure que tout marche bien, mon tapis et celui de ma voisine s'arrêtent à nouveau. Il a du débrancher un truc par erreur. Ça commence à devenir lourd les gars, un peu de sérieux. Ils me disent que j'aurai 4 minutes de rab'. J'en veux pas de vos 4 minutes, vous me comptez ma distance sans les 4 minutes, tant pis. S'ils veulent des gros scores, faut pas débrancher les tapis à l'improviste. Un peu plus tard, un concurrent abandonne, et je récupère son tapis, situé plus à gauche et plus près des toilettes. Et surtout, ce tapis n'a jamais disjoncté.
Le début de course est sans histoire. Je suis plutôt bien, dans le milieu voire la fin de peloton mais au départ c'est normal, et tellement classique. Mara, qui était juste à ma gauche lors du départ, a fait un départ canon. Je jauge un peu la situation, j'ai surtout l'impression qu'elle est partie pour un 100 bornes... Monica, la polonaise qui l'assiste, essaye même de lui faire comprendre qu'elle pourrait faire une petite pause. Mais non, Mara fonce. Et je suis déçu pour elle lorsque, justement, un peu au-delà de 100 bornes, elle cale méchamment et doit aller se reposer. En parallèle, j'ai demandé à Valérie de me dire un peu qui est en tête, le profil des gens tout ça tout ça. Elle m'informe qu'il y a une fille, Patrycja (ça s'écrit compliqué mais ça se prononce Patricia) qui vaut 260 km sur 24h et 401 km sur 48h... Bon, ça vous parle peut-être pas, mais en gros ça veut dire : elle est nettement meilleure que moi. Elle enfile les victoires comme les perles sur un collier. Et puis il y a un ou deux autres coureurs qui ont de bonnes références. Plus, comme toujours, le gars dont on a jamais entendu parler et qui se révèle le jour J, ça fait une belle concurrence. Disons qu'on devrait bien se retrouver à 4 ou 5 à se crêper sérieusement le chignon, sur une douzaine de partants.
Pour ajouter une pointe de stress à l'épreuve, nous apprenons que ce vendredi soir, minuit, officiellement, la Pologne est confinée. Le responsable de la salle de sport espère pouvoir continuer à rester ouvert. La discrétion est de mise sur les réseaux sociaux, afin de ne pas éveiller la curiosité. Donc, Valérie ne poste plus rien, et en France ou ailleurs, plus personne n'est au courant de ce qui se passe ici. Ce qui se passe à Zabrze reste à Zabrze.
La course continue. Je me désole de ne pas avoir vraiment bien préparé mes temps de passages, il y a huit ans j'avais tout bien préparé avec un tableau Excel qui va bien, mais là , rien. J'ai juste alterné marche et course en essayant de ne pas me cramer, mais ça s'arrête là . Et la dernière fois que je suis monté sur un tapis, c'était en janvier, lors d'un déplacement professionnel. Fait remarquable, le fameux tableau avec les temps de passage il est au dos (!) du faux set de table "Au bon kilomètre" que j'avais emmené pour, éventuellement, cacher l'affichage du tapis. Mais je ne l'ai pas remarqué. Pas avant la course en tous cas. D'une manière générale, je crois que ma préparation a été un peu brouillonne et compliquée. Je ne suis d'ailleurs pas tout à fait certain d'être bien remis de la Backyard d'il y a deux semaines et demi... 308 km, ça use, même si j'encaisse bien.
Et d'ailleurs, en parlant d'usure, j'ai un peu mal en dessous du pied. On regarde ça avec Valérie. Merde, c'est la fameuse ampoule du dessous du pied, celle bien en largeur, profonde, sournoise, qui ne fait pas si mal que ça, mais si ça s'aggrave, tu ne peux plus rien faire, même marcher devient quasi impossible. Je décide de strapper avec un élasto, au moins côté droit. À gauche ça a l'air à peu près bien, ça devrait tenir sans rien.
Au bout de 16 heures je suis à ... 160 km et des poussières. Mince, c'est rapide, à ce tarif là je vais à 240 en 24h. Cela me fait un peu peur. L'expérience me fait dire que quelques kilomètres gagnés ce soir risque de se payer très cher lors de la deuxième nuit. Donc je coupe très légèrement les gaz, parti sur une alternance 30 minutes marche, puis 90 minutes course avec des rythmes variés, je ralentis juste un peu l'allure de course. Tout ceci m'emmène vers à peu près 225 km aux 24h. Je vous le fais de mémoire, j'avais les chiffres officiels mais on s'en fout l'essentiel à retenir c'est que sur ce 1er 24h je fais exactement mon record personnel, qui date de cette année, à peine 3 mois avant, à Villenave. Bon, il faut savoir que physiquement, le tapis, ça coûte beaucoup moins cher que la vraie course, dehors. Mais tout de même, 225 ça use les souliers. J'ai toutefois franchi les 100 et 200 km en pôle position, avec les autres juste sur mes talons.
À chaque passage de distance remarquable (100, 200, 300, ...) l'organisation fait tout un barouf' au micro, et aussi dès que quelqu'un bat un record personnel ou national. D'une manière générale, l'ambiance était au top, avec tous les malabars qui levaient de la fonte en face de nous, ça avait du cachet. En tous cas, moi, j'aime bien. Je ne me suis pas ennuyé.
Deuxième nuit. Jakub, juste à ma gauche, marque des signes de fatigue. Jusqu'ici il courrait bien plus vite que moi mais a déjà fait deux pause d'une heure chacune. Là , il commence à ralentir. Il examine ses pieds. Ça n'a pas l'air d'aller. Ampoules ou assimilé. Il repart en marchant, à 7 km/h, pas moins. Il tient ainsi deux grosses heures je crois, et puis bim, deuxième coupe, blessure au releveur. Tellement triste, tellement classique, le coureur qui se met à marcher et n'a pas l'habitude, hop, un releveur. Il pourrait, je pense, continuer en ralentissant mais apparemment il est satisfait de son résultat actuel et n'a pas envie de "souffrir pour souffrir". Abandon à un peu moins de 300 km.
De son côté, Patrycja a son lot de problèmes aussi, elle court un peu de travers, et une assistante lui masse le dos en permanence. Aussi, quand elle marche, son rythme est extrêmement lent, dans les 5 km/h, elle perd je pense un temps considérable par rapport à une marche dynamique à 6 ou 7. Il y a aussi Adam qui avance bien, mais il est un peu plus loin, de mémoire.
De mon côté, je nourrissais au départ l'idée de battre mon record personnel de 395 km, et sur la papier c'était bien parti, surtout avec mon départ canon qui m'ouvrait plein de portes. Mais voilà , en course à pied pas de miracle. Une petite saison, avec peu de courses, un entraînement un peu léger, une Backyard même pas 3 semaines avant, et là , au cours de la seconde nuit, je passe à la caisse. J'en peux plus, courir devient impossible, je m'essouffle au bout de 5 minutes, et je m'endors littéralement, je suis sonné. J'enfile les pauses d'une ou deux minutes sur le canapé derrière, pendant lesquelles je ferme les yeux en essayant de "me laver de la fatigue". Et ça marche un peu. Mais la fatigue revient, comme dirait l'autre, "c'est un moment difficile".
Heureusement que Valérie est là , elle gère toute la logistique, remplit inlassablement les bidons, fait réchauffer des plats. D'après le tapis, j'ai dépensé un peu plus de 30 000 kcal pendant l'épreuve. Techniquement, j'ai bu presque 12 litres de limonade, dilués dans à peu près autant de volume d'eau, et aussi de la boisson énergétique, du café, et pas mal d'eau plate. Je pense que je tournais à peu près à un litre à l'heure. Si vous lisez quelque part qu'on ne peut absorber que 600 ml / heure pendant un effort, croyez-moi, c'est des conneries, on peut - et souvent on doit - boire bien davantage.
En milieu de nuit, le record est définitivement hors de portée, je propose à Valérie de m'arrêter 30 minutes. Elle n'osait pas me le proposer. En vérité c'est assez efficace. Je repars plutôt bien, et puis deux ou trois heures plus tard, à nouveau, je suis au bout de ma vie... Je m'arrête 10 minutes. Ce sera mon dernier gros arrêt. À ce stade, j'ai essayé divers rythmes de course, mais chaque fois que je cours, je le paye juste après, avec des arrêts, un bide à moitié en vrac, ça ne me réussit guère.
Alors je prends la décision qui, je pense, s'impose. Je rentre à la maison, en marchant. 11 heures, à marcher à environ 6 km/h. Avec une pause pipi de temps en temps, ça doit faire du 5 et demi de moyenne. C'est pas si pire. Le truc, c'est qu'en marchant ainsi, au début on se dit que c'est une bonne idée, puis vos pieds vous font comprendre que non, ce n'est *pas* une bonne idée. Et là , pas de mystère, il faut durer, penser à autre chose, et surtout ne pas s'arrêter car sinon on gâche tout. L'idée, justement, de marcher ainsi, c'est que comme on dépense moins, à rythme équivalent, qu'en courant, on peut continuer et continuer sans jamais rien lâcher. Mais ça pique.
Patrycja bat le record du monde. 322 km c'est ça ? Elle pourrait aller beaucoup plus loin mais apparemment elle est vraiment esquintée, elle préfère lâcher l'affaire et aller se coucher avant la fin de la course, record en poche. Adam est derrière, mais suffisamment loin pour qu'il ne puisse pas m'inquiéter. À deux ou trois heures de la fin de course, j'ai techniquement gagné car personne ne peut plus revenir. Je continue à rythme constant, parce que j'aime bien le boulot bien fini, et puis je ne veux pas décevoir Pawel, il m'a invité, je dois faire honneur à ce privilège. Mais dire que j'y prends du plaisir, ça serait un petit peu exagéré.
Et enfin, la course se termine. Le géant Petr (qui nous vient de Tchéquie) a l'air d'être content de son résultat. Cristi est un peu déçu, mais je crois qu'on est quand même tous très contents que ça se termine. Évidemment, pour ceux qui ont suivi, on est 4 à avoir 12 minutes de rab' à la fin, et parmi ces 4 là , deux, dont moi, ont droit à 4 minutes supplémentaires.
Ça y est, on est dimanche, 12h16, c'est fini.
Je peux enfin aller me poser dans le canapé. Je suis loin de mon meilleur score sur ce format, mais je ne vais pas me plaindre, je gagne la course, avec un score rigolo, 365 km ou 366 km selon qu'on compte les minutes en plus ou pas. Donc c'est soit le nombre de jours dans une année, soit le nombre de jours dans une année bisextile. À noter que Pawel et un autre coureur continuent, ils sont inscrits sur une formule 6 jours, et pas sur notre 48h rikiki. Bon, sur le papier, 6 jours sur tapis, je ne dis pas non, mais là , entre les confinements et la préparation à l'arrache, on va dire que couper au bout de deux jours, c'était la bonne option.
Voilà , clap de fin sur l'année sportive 2020. Je ne remercierai jamais assez Pawel et le patron du Reshape, qui ont rendu cette formidable "bamboche" possible. Maintenant j'essaye de me préparer un 2021 rigolo. Ça va pas être facile, mais qui ne tente rien n'a rien.